Spectacle
La chorégraphe genevoise signe avec le Ballet du Grand Théâtre une pièce à l’eau-forte qui restera gravée dans les mémoires

Un grand spectacle et un symbole. Les Journées de danse contemporaine suisse ne pouvaient espérer ouverture plus marquante, mercredi soir à Genève. Sur le Rhône, dans ce palais des eaux qu’est le Bâtiment des forces motrices, la chorégraphe genevoise Cindy Van Acker entraîne le Ballet du Grand Théâtre sur un rivage endeuillé mais pas désespéré, tableau d’une apocalypse suspendue. Elementen III – Blazing Wreck est un éloge de la résistance, c’est sa nécessité violente: la vague au loin pourrait tout emporter, mais sur la jetée, des hommes et des femmes conspirent pour rester debout.
La puissance d’une vision, la beauté du trait
A quoi tient la réussite d’Elementen III-Blazing Wreck? La puissance de la vision d’abord, c’est-à-dire l’élégance du trait et la cohérence de la dramaturgie. Voyez cette ouverture martiale. Dans un grondement de sous-marin – la musique est signée Mika Vainio, une référence – onze garçons en gris ou noir se dressent comme des travailleurs de la mer, bras levés haut, éclairés par une batterie de projecteurs à vue. Ils fléchissent un instant sur leurs jarrets. Leur nuit est un tambour battant à une cadence infernale, mais ils tiennent, pour le moment du moins. Au second plan, une digue composée d’une succession de modules – on dirait des Rubik’s Cube – balafre l’horizon.
La mélancolie des icebergs
Mais ne discerne-t-on pas des femmes, oui là-bas, silhouettes pétrifiées, comme des oiseaux englués dans le mazout? Les hommes filent à présent comme des hélices. Puis dans un feulement abyssal – le chagrin d’un iceberg, qui sait - ils tombent, foudroyés, gisant dans un halo éblouissant. Le silence qui emplit la scène pénètre alors jusqu’à l’os. Sur la digue à présent, les danseuses du Ballet du Grand Théâtre fuguent en araignées, paniquées peut-être par un roulement de rotatives affolées. Regardez cette beauté-là, clouée à la renverse sur son rocher. Bientôt, toutes se glisseront comme des crabes dans une anfractuosité.
Un requiem à la géométrie sidérale
Cette digue, conçue par Victor Roy, autorise mille jeux de construction: elle se décompose ainsi en croix en 3 D. Devant vous soudain, c’est un cimetière militaire en Normandie. Assis sur ces stèles, des rescapés toisent le lointain. Admirez le ballet de leurs mains, elles complotent. S’agit-il d’une prière? D’un adieu? D’un appel au secours? D’une tocade d’oiseau perdu? Elementen III – Blazing Wreck est un requiem à la géométrie sidérale.
Depuis vingt ans, à Genève principalement, au Festival d’Avignon plus tard avec l’Italien Romeo Castellucci, Cindy Van Acker cherche la gestuelle des origines, cette grammaire perdue qu’elle raccommode d’une pièce à l’autre. Comme si seule cette vérité-là, archaïque, animale, pouvait faire barrage à la fureur des hommes, comme s’il s’agissait toujours de reconstituer l’antre originel. Cette artiste, qui a la mer du Nord de son enfance flamande dans les pupilles, souffle ceci: un chorégraphe sert parfois à inventer les gestes qui sauvent du naufrage ou qui permettent de lui survivre.
Une prière ici: habité par un Ballet du Grand Théâtre formidable d’aisance dans une veine inhabituelle pour lui, Elementen III – Blazing Wreck mérite de prendre le large et d’être beaucoup vu. C’est une ode maritime qui rend fort.