Photographie
Les saxophonistes échangent parfois leur instrument de musique contre l’appareil photo. Deux démarches différentes pour capturer l’âme des hommes et de la nature

Jazz comme une image
Livres Ganesh Geymeier et Nicolas Masson sont deux saxophonistes qui publient chacun un album lumineux
Ils partagent autre chose: ils sont photographes
C’est un outil minuscule, un Fujifilm numérique, qu’ils peuvent enfiler dans le fourreau de leur saxophone. Ou dans une poche. Ils n’ont pas de téléobjectifs, ont renoncé à l’argentique pour faire plus vite et moins cher, saisissent l’image au bond. Le premier a le nom d’un dieu hindou à la tête d’éléphant. Ganesh Geymeier: «Quand le Montreux Jazz a sorti son affiche signée Rolf Knie, un pachyderme dont la trompe était un saxophone, je me suis senti concerné!» Le second dédie des morceaux au réalisateur japonais Koreeda. Nicolas Masson: «Quand je joue, j’ai des images en tête. Je cherche des géométries dans le son.» Ils sont saxophonistes, romands et publient chacun un album pixellisé, hantés par leur passion pour la photo.
Ganesh, on le voit beaucoup depuis plusieurs années, barbe et palmier altier du gymnosophiste, à exiger de son ténor qu’il parte en vrille. Fils d’une indienne de Malaisie et d’un Allemand de Lausanne, c’est sa grand-mère qui choisit son prénom. «Ma sœur était malade au moment de ma naissance. Ganesh est la divinité qui écarte les obstacles. Elle s’est dit que ça pourrait aider.» Bien plus tard, au moment de la mort de la grand-mère, Ganesh écoutait en boucle des chansons de Sting qui, aujourd’hui, le replongent dans les humeurs de l’époque.
Depuis il veille, quand il achète un disque, à l’écouter au bon moment. «Sinon, il est associé à jamais dans mon imaginaire à des images négatives.» Ganesh, pour son nouveau disque, le duo Bad Resolution avec Christophe Calpini, a pris la photographie de la pochette. Un banc de phoques inversé, à Cape Town, noir et blanc. Il a même créé une sorte de petit clip pour l’un des morceaux, un diaporama de ses musardes dans les forêts et les montagnes vaudoises. «J’ai commencé jeune à faire de la photo. Après une résidence de trois mois en Afrique du Sud, où je me suis lancé dans des recherches sur les musiques traditionnelles, les musiques de transe, j’ai publié sur mon site un carnet de routes visuel. Les bonnes réactions m’ont encouragé.»
Nicolas Masson, lui, a dû prendre le Transsibérien pour trancher enfin entre deux carrières possibles. «J’avais 19 ans. Je me suis rendu compte sur la route que la musique était plus forte. Mais depuis, la photographie n’a cessé de me rattraper.» Le Genevois finance ses études au conservatoire en photographiant les ténors à l’opéra. Quand Nicolas publie il y a quelques années le premier album de son trio Third Reel dans l’un des meilleurs labels au monde, ECM, le producteur allemand Manfred Eicher aperçoit ses images. Il décide de les utiliser pour des pochettes: un album d’Heinz Holliger, un autre de son amie genevoise Elina Duni. «Quand j’ai reçu mon premier cachet d’ECM, j’ai acquis un appareil photographique dont je me sers encore.»
Nicolas Masson est cet être souvent silencieux qui documente les scènes musicales autour de lui autant qu’il songe aux mélodies à venir. La photographie est un art jazz par excellence. Un art du noir et blanc, de la lumière cristallisée, du clair-obscur. Ganesh et Nicolas photographient beaucoup la nature, ils cherchent la ligne oblique dans la touffeur des éléments. Leurs images aident à saisir leur musique, et réciproquement. Ils n’illustrent pas, ils excitent. Ganesh: «J’aime que mes images aient une force immédiate, qu’elles me parlent esthétiquement. Mais, comme en musique, il faut laisser du champ aux seconds plans, aux couches profondes. Je crois qu’une photo raconte un instant, même pour le spectateur qui n’était pas là, elle dit une vérité émotionnelle.»
On les imagine les deux, quand on observe leurs planches. Nicolas Masson, ses deux enfants au loin, à traquer le cubisme synthétique dans un petit morceau de pataugeoire griffée par un balai métallique. Le monde, quand il est cadré, révèle sa nature picturale. Ganesh Geymeier, plus instinctif, qui utilise son obturateur de sorcier pour capturer des âmes. Plus on les regarde, ces photos, mieux on distingue leur voix.
«Je me suis rendu compte que la musique était plus forte. Mais la photo n’a cessé de me rattraper»