Cette semaine, «Le Temps» propose, à travers cinq danses choisies au hasard des rencontres de l'été, de découvrir les diverses formes de dialogues qui se passent de mots. Rythmés par la musique et son histoire, les corps se rencontrent et, pour certains, c'est la plus belle conversation de leur vie.

Episodes précédents:

Couchée sur le dos, elle a tendu ses jambes et ses bras vers le plafond. La musique semble agir sur elle comme un ensorcellement. Par gestes saccadés, elle répond aux rythmes émanant des enceintes. Non loin d’elle, un homme traverse la salle avec de longues enjambées. Il interrompt subitement sa course devant une femme ondulante pour expirer son souffle dans sa nuque, ses épaules et ses bras, puis repart comme il est venu.

Nous pourrions croire à une scène nocturne empreinte de transe et d’ivresse. Ou à un instant de folie. Il n’en est rien. Il est 19 heures, une dizaine de personnes se sont réunies dans une petite salle du 7e étage d’un bâtiment genevois étouffé par la canicule. Le cours d’Open Floor a commencé. Ici, sur fond de basses et de sons électroniques, on improvise, on se laisse aller, on danse pour se faire du bien et se sentir libre.

Bienveillant et sans jugement

«Bienvenue dans la danse», me chuchote Clément de Senarclens. L’animateur de la séance, s’accroupit alors sur le sol puis se roule sur le dos. Il vient de lancer une musique sur son ordinateur et la fait retentir dans les enceintes. Je comprends qu’il ne me reste plus qu’à répondre à son invitation. Comment? Je ne sais pas. Comme lorsque je suis seule dans mon salon, sans doute. Ou comme lorsque l’alcool a pris mes neurones en otage.

Je réalise donc que maintenant, là, dans cette salle confinée, devant des inconnus, je devrais me lâcher, être moi-même, laisser mon corps s’exprimer. Je souris, je suis gênée, j’hésite. Mais la veille, au téléphone, Clément avait promis une atmosphère bienveillante et sans jugement. «Les gens sont là pour se connecter à eux-mêmes», avait-il dit.

J’enlève donc mes chaussettes et trouve une place dans un coin de la salle. Tournée face au mur, je sens les autres participants bouger sans complexes à leur manière dans mon dos. «Allez», je m’encourage. Je lance un bras sur le côté, je baisse la nuque, mes jambes s’assouplissent, mon corps suit. Je pense à Travolta, à Mrs. Doubtfire, puis aux derviches tourneurs. Je ferme les yeux, je me retourne. Je danse.

«On n’apprend pas à danser»

L’Open Floor est une pratique qui invite à se découvrir à travers le mouvement. Vouée à «l’art d’être pleinement présent», elle compare le parquet de danse à la vie. Au téléphone, Clément de Senarclens avait précisé: «On apprend à s’activer, s’apaiser, se relâcher, se centrer sur soi, s’enraciner, aller vers l’autre et s’en éloigner. Ce sont des ressources que l’on peut progressivement intégrer dans nos vies quotidiennes.» Y a-t-il des bases à connaître pour commencer? Des gestes à intégrer? A ces questions, il avait souri: «Personne n’a besoin d’apprendre à danser. On danse tous naturellement.»

C’est sur ce même postulat que s’appuient les «danses médecines» ou les «danses ésotériques» dont s’inspire l’Open Floor. Plus directement, la pratique, née il y a près de quatre ans, est dérivée de la danse des cinq rythmes: une méthode créée par la danseuse américaine Gabrielle Roth, qui consiste à structurer, tout au long de la séance, sa danse en suivant cinq états traduits par des rythmes différents. C’est un schéma qui débute et finit dans le calme. Il comporte pour apogée, au milieu, la danse du chaos: un instant de relâchement total qui fonctionne comme une catharsis pour certains. Dans ces pratiques, danse et musique forment une invitation à la transe et offrent une dimension spirituelle au mouvement.

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«Les fondatrices de l’Open Floor se sont distanciées de ce modèle, soulignait Clément de Senarclens. Leur pratique est moins ésotérique et invite les participants à interagir avec les autres. Car la richesse de la danse, c’est d’être ensemble.» Je pense à ces mots en imitant le mouvement des vagues avec mes bras sur le son planant qui jaillit des enceintes. Il fait chaud, dans cette petite salle et la sueur commence à ruisseler le long de ma nuque.

Cesser d’intellectualiser les gestes

La musique sonne comme des gouttes de pluie. J’ouvre les yeux. Des couples se sont formés. Ils s’enlacent, dos contre ventre, et font de leur gestuelle propre un ballet commun. L’animateur s’empare du micro: «Inspirez-vous de l’autre, allez à sa rencontre. Si vous ne le sentez pas, poursuivez votre découverte intérieure.» Je choisis la seconde option et observe sur moi-même la tendance qu’ont les novices lorsque la peur du ridicule les indispose: rester sur ses pieds, oublier de lever les bras, intellectualiser les gestes et procéder au mouvement par habitude.

Les participants, ici, partagent depuis plusieurs mois cette effusion d’énergie. Certains sont là pour se défouler, d’autres tentent de se connecter avec leur être profond. Danser librement sonne comme une quête intime et le choix a été fait de les garder anonymes. Mais s’ils sont venus ici, c’est pour se laisser emporter par la musique et vivre une parenthèse de liberté dans leur quotidien. Leur âge est celui qui leur donne envie de danser. Tous se disaient fatigués par la journée et la chaleur en arrivant. Ils avaient, semble-t-il, oublié cette énergie qui déborde maintenant sous mes yeux au rythme saccadé des tambours.

«Emparez-vous de l’espace», ordonne alors l’enseignant. Le groupe s’ébranle. La musique s’infiltre par les tempes et vient secouer la colonne de gêne qui engonce mes mouvements. Je m’infiltre parmi les corps. Tout est désordonné, mais chacun y trouve sa place. Cette femme, immobile jusqu’à maintenant, crée des spirales avec ses membres. Elle entre comme un tourbillon dans le mouvement collectif. Cette jeune fille éclate de rire alors qu’elle bondit sur le parquet et lui, cet homme vêtu d’un ample pantalon, active ses jambes comme le ferait un pantin. On saute, on sue, on s’éveille. Les bras se mêlent aux jambes, les orteils chatouillent les têtes, la nuque, la colonne, tout s’assouplit et les corps ne font qu’un.

Combien de temps cela a-t-il duré? Je ne sais plus. La musique s’est arrêtée et chacun partage ses émotions ressenties. Certains remercient, d’autres sourient encore. A l’extérieur de la salle, on remet ses chaussures. Puis à mesure que les secondes s’écoulent, on disparaît parmi la foule, la ville et le quotidien. Mais en marchant dans les rues anonymes, la musique retentit encore là, entre la tête et le cœur.

Prochain et dernier épisode: La Bourrée à Gennetines (F), «le bal de l’Europe»