Quatre ans plus tard, il gagne sa vie, plutôt bien. Fait de la retape pour les dealers. Conduit des voitures qui ne lui appartiennent pas. Et pointe son arme sur les cadors des bandes rivales. Lorsqu'il tombe sur un western à la télévision, Curtis a la sensation qu'on lui rend hommage. Il fallait bien un rebondissement d'ampleur pour que le gangster juvénile renonce en partie à une carrière tracée. Devenu père par hasard, il en fait une rédemption. Au carrefour de la délinquance et du rap, 50 Cent croise Jam Master Jay, éminence du groupe Run DMC qui le produit. Curtis Jackson ne jouit pas d'une éloquence sidérante, il ne possède pas une armoire de carnets flétris où il suffirait de puiser pour tailler un album. Mais il est choisi parmi mille autres. Parce qu'il a déjà vécu l'équivalent de dix romans noirs.
Entre deux contrats qui sombrent, signés par des labels un peu effrayés par le bonhomme, 50 Cent retourne souvent à la rue et à ses emplois de prédilection. Il signe aussi une chanson, «How to Rob», mode d'emploi pour le détroussage de stars rap. A peine débarqué, il est déjà haï par la moitié de ses collègues scandeurs. Un matin, sur la banquette arrière d'une Jeep, il est atteint par neuf balles dont l'une d'elles lui traverse la mâchoire. Son phrasé mastiqué viendrait de là. Dès lors, 50 Cent ne sort plus sans protection. Public Enemy avait son horloge en pendentif. Notorious B.I.G., sa bedaine triomphale. Curtis Jackson impose son gilet pare-balles, fétiche ultime tourné en article de mode. Paranoïaque que la notoriété ne soigne pas, le rappeur enfle la syntaxe du monde comme jungle. Encouragé en cela par un milieu qui a vu sa légitimité éparpillée dans les gloires populaires. Et le fantasme du gangsta rap, résumé entier par l'assassinat et la mise au panthéon de Tupac Shakur, n'en finit pas d'influer sur la destinée hip-hop.
Pas loin de là, dans les mêmes années, un blondinet de Detroit mise aussi sur une enfance déglinguée pour inspirer sa légende. Quand il tombe sur des cassettes de 50 Cent, Eminem succombe. Avec Dr. Dre, producteur aux doigts de rose, il va peaufiner le personnage. Il faut dans la communauté noire, encore réfractaire à l'irruption d'un Caucasien sur leur territoire, une réponse au succès d'Eminem. Qui se charge, stratège imparable, de le concocter lui-même. En quatre jours, le premier album de 50 Cent (Get Rich or Die Trying) dépasse les huit cent mille exemplaires vendus. Un chiffre largement supérieur au précédent record établi par Snoop Doggy Dogg. Quelques semaines suffisent pour faire de Curtis Jackson, mauvais garçon reconverti en phénomène de masse, la valeur rap par excellence.
Avec G-Unit, son collectif gangster, 50 Cent lance dans la foulée une marque de vêtements. Sur la Cinquième Avenue, son visage d'enfant lunatique inonde les boutiques de mode. Il pourrait être heureux, il sait qu'il doit tout à ses malheurs. Alors, dans ses textes coupés au sabre, 50 Cent ne s'écarte pas de ce qu'on attend de lui. Un récit sanguin, sans argumentation excessive, de ces rues qu'il ne côtoie plus. Nombre d'intellectuels afro-américains s'offusquent dans la presse de l'imagerie ultra-violente à laquelle le rap de 50 Cent réduit ses origines. Il ne réagit pas. Il dit évoquer avec fidélité le bitume qu'il a écumé. Il sort des phrases du genre: «D'où je viens, la vie est bon marché. Pour 5000 dollars, tu peux buter quelqu'un.» Ou encore: «Je ne suis pas fasciné par les armes, mais elles me sont nécessaires». Il fait cela avec une emphase qui ne paraît pas calculée. Les stars paient peut-être ainsi leur tribut, ne jamais pouvoir échapper à ce pour quoi elles sont adulées.
50 Cent et G-Unit. Vendredi 20 août à 20h30. Arena de Genève. Rés. TicketCorner.