Que vanter d'abord? Les romantiques indécrottables diront: des paysages splendides. Mais non, les images ne magnifient rien de ce coin perdu de l'Argentine (la province de Corrientes, proche du Paraguay). Même dans cette recherche du réel brut, c'est encore d'écriture qu'il s'agit, et donc d'un au-delà des images. Par exemple, quel est ce mystérieux plan d'introduction qui dévoile deux cadavres dans la forêt? On apprend bien plus tard, par une remarque de l'homme au canoë, que Vargas a autrefois tué ses frères et sans doute passé plusieurs décennies en prison. Pourquoi les a-t-il tués? «Je ne me souviens plus», répond-il laconiquement, avant de retrouver les gestes pour ramer, qui eux ne s'oublient pas. Voilà: Vargas est un mystère. Alors, de bout en bout, on l'interroge. Et lorsqu'il retrouve enfin les siens, on a peur pour eux (ah, ce terrible dernier plan!). Mine de rien, un film en apparence vide est devenu très plein, débordant d'observations, d'hypothèses, de suspense même, puisque tout peut arriver.
Comme l'homme se prénomme Argentino, on se met à soupçonner l'allégorie: retour à la barbarie d'une Argentine fratricide ou fuite existentialiste devant une conscience trop encombrante? Pour toute explication, le cinéaste préfère se réfugier derrière un discours de la méthode: une année passée à observer Argentino Vargas (car c'est son vrai nom) dans son milieu avant de lui avoir fait jouer un personnage proche de lui, pour témoigner de la misère de certains «oubliés de la civilisation» (analphabète, le vrai Vargas serait tout aussi indifférent à son environnement que dans ce film, que lui-même ne verra jamais). Quoi qu'il en soit, les morts du titre nous interpellent. S'agit-il des cadavres aperçus au début ou bien des Vargas de cette terre, «morts» parce que privés des choix qui font le sel de la vie?
Los Muertos apparaît bientôt comme l'envers parfait du Dernier Trappeur de Nicolas Vanier, film «familial» pourtant lui aussi construit à partir d'un personnage réel confronté à la nature. Seulement, là où ce documentaire bidonné finissait par paraître d'une insupportable bêtise dans son discours pseudo-écolo, la fiction ancrée dans le réel, en évitant toute naïveté, pose toutes les bonnes questions. Et cela sans voix off, musique ronflante, chromos coupables et ellipses qui fâchent! Est-ce encore un hasard si, comme acteur, aussi opaque que l'autre est falot, Argentino Vargas enfonce à plate couture Norman Winther? On rêverait presque de voir les mêmes familles se précipiter voir Los Muertos. Mais bien sûr, telle visite trop explicite chez une prostituée et telle éviscération sans états d'âme d'une chevrette assurent que ce ne sera jamais le cas. Vargas ne descendra sa rivière que pour les «happy few». Ceux que 75 plans au lieu des 1500 que compte en moyenne un film commercial ne rebutent pas.
Lisandro Alonso, 29 ans, le sait bien. Certains trouveront son deuxième long-métrage hermétique et hautain. Pour nous, il y rejoint plutôt Lucrecia Martel (La Cienaga), Pablo Trapero (El Bonaerense) et Adrián Caetano (Un Oso rojo) au firmament des jeunes cinéastes argentins à suivre.
Los muertos, de Lisandro Alonso (Argentine/Pays-Bas/France/Suisse, 2004), avec Argentino Vargas.