26 août 1715. Louis XIV est en train de mourir. Sa jambe gauche, noire et rongée jusqu’à l’os est cachée sous une épaisse couverture. Fagon, son premier médecin, a diagnostiqué une sciatique alors qu’il est atteint d’une gangrène sénile. Après avoir reçu l’extrême-onction, fait ses adieux à Madame de Maintenon, il chuchote au futur Louis XV, âgé de 6 ans: «J’ai trop aimé la guerre: ne m’imitez pas en cela […]. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez […].»

Elle est sans doute longue, la liste des remords qui accable le grand souverain: le sac du Palatinat, le peuple grevé d’impôts, les persécutions religieuses… Et la révocation de l’édit de Nantes? Alors non, certainement pas de regret à ce niveau-là. Le Roi-Soleil quitte la scène terrestre avec le sentiment d’avoir accompli un devoir sacré : la réunification de l’Eglise de France. Une condition nécessaire, par ailleurs, pour parachever l’édifice absolutiste.
Du reste, dans la mémoire collective française, la révocation de l’édit de Nantes n’est pas inscrite au registre des grandes hontes. La célébration des 300 ans de la mort de Louis XIV est davantage axée sur la grandeur de Versailles que sur les dragonnades. Le récent livre de Joël Cornette (La Mort de Louis XIV, coll. Les Journées qui ont fait la France, Gallimard), consacre peu de pages à la révocation de l’édit de Nantes. C’est pourtant une question intéressante car elle rencontre, par écho, des préoccupations contemporaines, et permet de dresser certains parallèles avec notre présent. Ainsi pour Olivier Christin, professeur à l’Université de Neuchâtel, «la révocation de 1685 met à bas un héritage précieux: celui de l’Etat neutre, de l’Etat arbitre sur lequel s’étaient construits les règnes d’Henri IV et Louis XIII et qui allait inspirer les républicains du XIXe siècle. Or c’est bien cet héritage qui est de nouveau en débat ou en question aujourd’hui autour des aménagements de la laïcité, que certains veulent imposer face à l’islam: une laïcité de combat, tout sauf neutre.»

Lire aussi: L'Edit de Nantes pour les nuls


Pourquoi Louis XIV a-t-il mis fin à une politique éprouvée de coexistence confessionnelle pacifique? Erreur politique ou conséquence logique de l’absolutisme? «C’est en effet un tournant qui coupe en deux son règne, analyse Olivier Christin. Ce roi auréolé de gloire, à la tête de la première puissance européenne, grand protecteur des arts, du théâtre, se retrouve pris au piège du système d’information qu’il a lui-même mis en place. Ses intendants lui font croire que les conversions se multiplient, que le protestantisme est en train de disparaître.»
De fait, si les conversions se multiplient, c’est par la force ou par la terreur. Dès 1681, en Poitou, puis dans le sud-ouest, dans la vallée du Rhône, dans les Cévennes, les fameux dragons du roi sèment la désolation. Leur réputation est telle que les protestants abjurent en masse avant leur entrée en ville. Et ces «missionnaires bottés» ne sont que la partie spectaculaire d’un éventail de mesures vexatoires prises progressivement au cours du XVIIe siècle contre les huguenots. Il est loin le temps où les protestants comptaient comme une force militaire!
Aux yeux du roi, les protestants n’ont plus d’excuse: «à l’apogée de la Réforme catholique (ou Contre-Réforme), l’Eglise de France est censée être lavée de toute corruption, aussi les réformés n’ont plus de raison de rester à l’écart», explique Olivier Christin. Ainsi, la mise hors la loi du protestantisme apparaît comme «logique» dans une monarchie absolue de droit divin. Les hommes et femmes de lettres du Grand Siècle sont d’ailleurs pour la plupart tout à fait de cet avis: La Bruyère, La Fontaine, Madame de Sévigné…

Lire aussi: «Une blessure pas seulement pour les protestants mais pour la France entière»


Mais contre cette vision qui trouve encore des défenseurs, Olivier Christin s’oppose avec force: «La révocation de l’édit de Nantes intervient complètement à contretemps. Avec le traité de Westphalie de 1648, l’Europe vient de finir la guerre de Trente Ans. La plupart des Etats tournent le dos à la répression confessionnelle. Non seulement les princes d’Europe sont libres de choisir leur foi, mais leurs sujets peuvent, dans certains cas, émigrer s’ils ne veulent pas se convertir – un grand progrès pour l’époque. Or que fait Louis XIV? Il transforme ses sujets en prisonniers! Il met en place une répression qui n’est plus de mise dans une Europe cosmopolite et se met à dos les princes protestants avec lesquels la France avait coutume de nouer des alliances.»
S’il y en a un qui n’applaudit pas, c’est Vauban, le maréchal qui a révolutionné l’art des fortifications. Dans son Mémoire pour le rappel des huguenots, il évoque la saignée économique, financière, sociale que s’inflige la France. En tout, 200  000 sujets fidèles (dont de très haut placés) fuient aux Provinces-Unies, en Suisse bien sûr, en Allemagne, en Angleterre… Et malheur à ceux qui se font attraper aux frontières, comme Jean Martheile, condamné à 17 ans aux galères perpétuelles pour avoir tenté l’exil, et dont le récit est digne d’un roman d’aventures. «L’ironie du sort, c’est que les réformés avaient été au fond des défenseurs de l’absolutisme depuis 1598. Dans un monde où la religion structure la société, ils avaient accepté beaucoup de règles catholiques en tant que lois civiles (ils furent les premiers protestants d’Europe à accepter le calendrier grégorien). Aussi ils ont pris très tard conscience du fait que le roi ne les protégeait plus. C’est une rupture de confiance qui aura des conséquences à très long terme», dit Olivier Christin.
L’Europe de la fin du XVIIe siècle oscille entre deux conceptions du monde. La première, traditionnelle, vise à l’unité des chrétiens, dans une concorde retrouvée. Aussi la tolérance religieuse est une valeur négative (voir un article de l’historien Mario Turchetti). Un des édits de pacification des guerres de religion du XVIe siècle mentionnait en préambule: «En attendant que Dieu nous fasse la grâce de nous réunir dans la mesme bergerie.» La deuxième conception, qui est la nôtre, range progressivement la religion dans la sphère privée et fait de la tolérance une valeur positive.
Le 1er septembre 1715, quand Louis XIV succombe, Voltaire n’a que 20 ans et le chemin de la tolérance moderne est encore long, très long. Les protestants, juifs, jansénistes et Bohémiens seront encore longtemps persécutés. Et de la tolérance à la reconnaissance, il y a encore une longue route à parcourir. PAR E.G.