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Louise Bourgeois, de fil en aiguille

Dans son espace d'exposition zurichois, la Fondation Daros invite à rencontrer l'artiste à travers soixante ans de création. Personne plus que cette Française née en 1911 et émigrée à New York en 1938 ne parle aussi clairement d'elle dans son travail: «J'ai besoin de mes souvenirs: ils sont mes documents», a-t-elle même brodé dans la première de ses «Cells», en 1991. Rencontre intime, donc, et pourtant riche de symboles éternels, comme celui de la femme tisseuse.

Jusqu'à la fin de l'été, la Fondation Daros, à Zurich, offre l'occasion de traverser, grâce à une quarantaine de pièces exposées – sans compter les 220 «dessins d'insomnies» réalisés en 1994-1995 –, l'œuvre de Louise Bourgeois. Et donc sa vie: «Tout mon travail est un autoportrait inconscient, il me permet d'exorciser mes démons. Dans mon art, je suis la meurtrière, dans mon monde, la violence est partout.» Louise Bourgeois est née à Paris le 25 décembre 1911. Comme elle le dit ici à Jacqueline Caux lors d'une série d'entretiens édités l'an dernier, son art est avant tout cathartique, thérapeutique. Depuis soixante ans et plus, elle produit des œuvres nourries de son expérience de fille, de femme et de mère. Depuis soixante ans et plus, elle tue le père. Peu d'artistes rechignent aussi peu qu'elle à dévoiler, à expliquer le sens intime de pièces qui pourtant se suffisent à elles-mêmes tant leur force expressive est intense.

C'est le cas d'une de ses premières séries de grandes sculptures, The Blind Leading the Blind (1947-1949), dont une variante est exposée à Zurich. Hormis une citation des Evangiles reprise par d'autres avant elle, dont Pierre Bruegel, cette série de jambes semblant porter ensemble un catafalque – à moins qu'elles ne soient emprisonnées dans ce catafalque – est inspirée par des douleurs enfantines: «Je devais être aveugle à la maîtresse (de mon père) qui vivait avec nous. Je devais être aveugle à la peine de ma mère. Je devais être aveugle au fait que j'étais un peu sadique avec mon frère. J'étais aveugle au fait que ma sœur couchait avec l'homme de l'autre côté de la rue», commente-t-elle dans le catalogue de l'exposition.

«Mon but est de revivre une émotion passée… de réexpérimenter la peur… La peur est un état passif, et le but est d'être active et de prendre le contrôle.» Cela donne un art si personnel qu'il semble se rire des courants tout en étant indéniablement ancré dans le XXe siècle. Louise Bourgeois a connu Bonnard dans sa jeunesse: elle a fréquenté, souvent payée comme traductrice pour les élèves américaines éprises des maîtres européens, les ateliers de Léger, de Brancusi et des artistes de Montparnasse. Et on trouvera bien sûr dans son art des liens avec d'autres parcours que le sien. On pourra par exemple reconnaître dans les longues jambes de The Blind… comme dans bien d'autres de ses représentations hiératiques du corps, des cousinages avec Giacometti.

Mais Louise Bourgeois utilise tant de matériaux, tant de formes d'expression qu'elle casse tout apparentement. Elle dessine sur des feuilles de papier, que ce soit par manque de place dans le deux-pièces dans lequel elle débarque à New York en 1938, mariée à l'historien d'art et critique Robert Goldwater, ou dans l'urgente nécessité de ses insomnies. Elle peint, et ses tableaux semblent émerger de la même tension entre angoisse et optimisme. Comme cette toile peinte par Louise Bourgeois alors jeune mère d'Alain et de Jean-Louis (le couple avait auparavant déjà adopté un garçon), baptisée Red Night, qui évoque une relation maternelle des plus symbiotiques et pourtant mise en danger dans un tourbillon rougeoyant.

Elle sculpte: elle utilise le bois des anciens châteaux d'eau posés sur les toits des immeubles new-yorkais, elle fait surgir de la pierre des corps morcelés, elle fabrique des poupées remplies de bourre et dont les coutures sont autant de cicatrices – Three Horizontals, pièce présentée à Zurich, donne à voir trois corps roses et doux mais mutilés, abandonnés à la violence – ou elle dresse sur leurs pattes de géantes araignées de métal. Ces animaux dont elle dit: «Les araignées sont intelligentes, mais elles sont sans émotion, comme ma mère.»

Elle aménage encore des installations, comme ses Cells. La première de ces «cellules», présentée à Zurich, est constituée d'un assemblage de portes fermées sur un espace qui évoque l'hôpital, la douleur. Des draps sont pliés sur le lit de fer et Louise Bourgeois y a brodé: «I need my memories: they are my documents», ou encore «Art is the guarantie of sanity.» L'artiste est sans conteste une Pénélope, qui file, coud et brode pour s'en sortir, et défait pour pouvoir refaire encore.

A travers les décennies, Louise Bourgeois n'a cessé de faire ainsi appel à la figure de la femme tisseuse: on peut aussi voir à Zurich une des araignées citées plus haut, femelle qui tient ses œufs dans un filet suspendu entre ses pattes, ou encore une pièce sans titre de 1996 où des aiguilles liées à des bobines de fil viennent se ficher dans une grande quenouille de gomme noire. L'artiste a décliné également – et l'exposition le montre très bien – l'image de la femme-maison, entre prison et protection. Figures éternelles et riches qui n'ont rien à voir avec les stéréotypes, que Louise Bourgeois déteste.

Louise Bourgeois, Daros Exhibitions, Limmatstrasse 268 à Zurich, tél. 01/447 70 00. Je et ve 15-19 h, sa-di 13-17 h (fermé les 1er mai et 1er août). Jusqu'au 12 septembre.

Outre le catalogue de l'exposition, on trouve sur place «The Insomnia Drawings» édités en l'an 2000 par Daros dans un coffret de deux volumes. Tissée, tendue au fil des jours, la toile de Louise Bourgeois de Jacqueline Caux, Le Seuil, 2003 (avec des extraits des entretiens sur CD-Rom).