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La lutte en classe

Film venu de Slovénie, «Class Enemy» est un formidable huis clos scolaire. Un conflit entre professeur et élèves tout en subtilités

A qui la faute si elle s’est suicidée? — © Trigon
A qui la faute si elle s’est suicidée? — © Trigon

La lutte en classe

Drame Film venu de Slovénie, «Class Enemy» est un formidable huis clos scolaire

> Un conflit entre professeur et élèves tout en subtilités

Il n’y a pas qu’en Suisse romande que les cours d’allemand sont impopulaires. La preuve, ce film qui nous vient de Slovénie (seulement le deuxième à notre connaissance, après Beneath Her Window de Metod Pevec, 2003): une classe de collégiens y prend en grippe son nouveau professeur d’allemand rigoriste et féru de Thomas Mann, au point qu’il verra ses élèves se rebeller, le traiter de nazi et bientôt l’accuser du pire pour obtenir son renvoi.

Le choix de la matière enseignée n’est bien sûr pas innocent. Mais plus que du passé, il est question du présent dans Class Enemy de Rok Bicek. Et même d’une question parfaitement universelle, la dynamique de groupe et ses dangers. Après Entre les murs, La Vague ou Monsieur Lazhar, ce formidable film d’un jeune cinéaste de 28 ans (son premier) vient à nouveau prouver à quel point l’école et les rapports maître-élèves peuvent être un sujet de cinéma captivant. De quoi justifier pleinement sa sélection à la Mostra de Venise 2013 (Semaine de la critique) et sa distribution par Trigon-Film.

L’auteur est parti d’une histoire semblable survenue autrefois dans son école, qu’il a transposée en terminale d’un collège. Dans une classe déstabilisée par le départ de sa professeure préférée en congé maternité, son remplaçant réussit à se mettre les élèves à dos dès son arrivée en exigeant discipline et efforts de manière autoritaire. Ces rapports tendus atteignent un point de non-retour le jour où une élève fragile se suicide peu après une entrevue avec ledit professeur. Scandalisés par le manque d’empathie apparent de ce dernier, ses camarades l’accusent alors d’être responsable de sa mort, au grand dam de la directrice et de ses collègues…

Coauteur de ce scénario au suspense savamment dosé, Rok Bicek fait aussi preuve d’une étonnante maîtrise de mise en scène, jamais racoleuse. Des caractères se dessinent tant parmi les élèves que dans le corps enseignant. Alors que la révolte gronde, on voit chacun réagir à sa manière, des tensions surgissent un peu partout. Une caméra légèrement instable, de savants cadrages et un sens de la juste durée de chaque plan font le reste, sans oublier le refus judicieux de toute musique additionnelle.

Dans la première partie, le film nous rend témoin de deux rencontres entre l’insécure Sabina, qui se réfugie dans la musique de Chopin, et le quinquagénaire Robert, qui préfère Mozart et abuse clairement de son autorité, mais pas forcément comme l’imagineront les autres élèves. Déjà marqué par la mort toute récente de sa mère, Luka devient ensuite le meneur des rebelles, tandis que le premier de la classe Primosz se désolidarise d’emblée.

De son côté, le professeur (fascinant Igor Samobor, un acteur de théâtre récemment converti à l’écran, petit et grand) refuse de se laisser démonter, faisant preuve d’autant de dignité qu’il manque à l’évidence de pédagogie. Même parmi ses collègues, son attitude distante finit par créer le malaise. Une radio interne prise en otage, une séance de parents réunie d’urgence et même un retour de la maîtresse adorée font encore monter la tension de plusieurs crans.

Mais où le cinéaste veut-il donc en venir? Son refus de prendre parti pour les uns ou les autres donne sans doute la clé. Avec les jeunes, il pointe le manque de psychologie et d’empathie de certains adultes, mais c’est ensuite pour mieux épingler leur propre intolérance et leur incapacité à voir la complexité des choses. Et si, à l’image de Robert, il se refuse à tout sentimentalisme, c’est pour mieux décanter le fossé générationnel et suggérer à quel point une école peut représenter en microcosme toute une société. Ne finit-il pas par faire dire à un élève d’origine chinoise: «Vous autres Slovènes, vous vous entretuez quand vous ne vous tuez pas vous-mêmes»?

Mais ce qui vaut pour ce pays pas franchement au centre de nos préoccupations vaut aussi pour beaucoup d’autres. Pour finir, il appartiendra à Mojca, la meilleure amie de la disparue, de rehausser encore le débat. Comment accepter que tout n’est pas noir ou blanc? Qu’il n’y a pas forcément de coupable? Et que, comme le disait Thomas Mann, dont le fils Klaus s’est suicidé, «La mort d’un homme est plus l’affaire de ceux qui lui survivent que la sienne»? Telles sont les questions soulevées par ce film âpre et toujours prenant, comme les cinémas de l’Est semblent parfois en posséder le secret. Et ceci sans que le cinéaste oublie d’y insuffler une discrète poésie, dont un fantôme et un sillage de navire lors de l’épilogue en voyage de classe seront le magnifique point d’orgue.

VVV Class Enemy (Razredni sovraznik), de Rok Bicek (Slovénie, 2013), avec Igor Samobor, Natasa Barbara Gracner, Masa Derganc, Voranc Boh, Jan Zupancic, Dasa Cupevski, Doroteja Nadrah. 1h52.

Comment accepter que tout n’est pas noir ou blanc? Qu’il n’y a pas forcément de coupable?