Dans le clip noir-blanc de «Girl Gone Wild», les fessiers sur échassiers d’une jeunesse mâle qui ne la convoite pas. Madonna est désespérément seule. Des anges moustachus gravissent en slip de latex les sentiers d’une gloire sans cesse différée. Un aérobic guerrier en guise de danse, la sauvagerie calculée d’un érotisme sans sensualité: Madonna revient au monde, quatre ans après un album où elle tentait de faire taire des rivales à la fraîcheur imbitable. Elle est là, plus contractée que jamais à force de prolonger indéfiniment ses contorsions adolescentes.
Savent-elles encore qui elle fut? Lady Gaga, Rihanna, des filles qui n’ont pas cherché une seule fois à traiter du monde qui entourait leur gloire, qui ont récupéré la stratégie warholienne sans en adopter l’ironie critique; les enfants mutants d’un autre siècle que Madonna ne comprend plus. Elle s’accroche pourtant. Dans MDNA, elle achète Nicky Menaj, sa vulgarité perruquée. Elle capture M.I.A., ancienne gloire de l’altermondialisme, dont la plus récente subversion consiste en un doigt d’honneur au Superbowl. Madonna voudrait rester cette référence pour les petites qui lui ont déjà succédé. Il y a longtemps, quand Britney Spears grignotait son trône, Madonna lui offrait en direct télévisé un baiser de la mort. Elle se disait mère de toutes les starlettes. En réalité, elle se voyait en Médée.
Alors, elle continue de distribuer bons et mauvais points, reine au jubilé imperturbable qui prétend que ces nouvelles venues lui doivent tout. Elle chante encore avec beaucoup d’aplomb («Some Girls») qu’il n’y en a pas comme elle. Mais Madonna procède d’une autre civilisation. Croyez-le ou non, elle ne possède pas de compte Twitter. N’affiche que 8 millions d’amis sur sa page Facebook, contre 49 pour Lady Gaga. Depuis ses précédentes collaborations avec Timbaland et Pharrell Williams – des producteurs qui s’étaient déjà essuyé le pinceau sur toute une génération d’aspirantes – Madonna part à la poursuite du temps perdu. Elle a remarqué que les Français ont la cote, qu’ils ont réussi à force d’electro datée à conquérir le marché de la musique noire américaine. Elle loue Martin Solveig, un DJ poli comme tout; il lui taille des fragrances qui ne passeront pas l’été.
Qu’importe, il faut survivre. Ni le logiciel Photoshop poussé à des extrémités inédites, ni les cosmétiques testés en clinique n’y suffisent plus. Madonna, comme ces Brésiliennes qui arpentent les plages de Copacabana pour arborer des trésors de chirurgie, a fait de la retouche une démonstration. Elle veut prouver que, dans le monde virtuel du show-biz globalisé, la ride est la contrainte des perdants. De ce point de vue, Madonna colle parfaitement à l’époque. Plutôt que de s’en prendre, comme dans ses précédents albums, au corset de la morale catholique ou à l’impérialisme militaire de l’Amérique, elle pousse au plus loin l’esthétique de la crise libérale. Mieux que le poing fermé, Madonna opte pour la peau tirée et la négation du déclin charnel. Dans MDNA, elle invente un monde de dancefloor éperdu, sans relation ni intimité, où le bruit trafiqué comble le vide.
Derrière cet épicurisme en phase terminale, derrière ce corps-écran, Madonna a fini par saisir que son seul adversaire était son miroir. MDNA est donc un disque cannibale. Le clip de «Girl Gone Wild» qui reprend les mains chorégraphiées de «Vogue», la prière blasphématoire dont elle avait fait une légende personnelle, l’autoréférence permanente d’une artiste qui publie son douzième disque et repense, minute après minute, à l’impact de ses antiques provocations. Elle sait que, au moment où une chanteuse sans sex tape est un horizon sans phare, ses minauderies de pornographe sous cellophane, son petit ami Brahim né le jour où elle publiait «Papa Don’tPreach», le SM chic de sa nouvelle ligne, tout cela ne choquera plus personne. Elle préfère donc commémorer une époque où il suffisait d’embrasser un Christ noir pour faire ce que personne n’appelait encore le «buzz».
Et même le titre du disque, MDNA. L’autre nom d’une drogue, l’ecstasy, qui guérit de la peur – seuls des professionnels de l’indignation se sont offusqués de cette référence. MDNA, la contraction de Madonna, comme les jeunes écrivent MDR pour Mort de Rire. La tentative, légèrement surannée, d’être dans le ton. Madonna a vécu la grandeur, les frais illimités des pop stars dans les années 1980, elle a participé aux fondations d’un monde artistique où les excès, les paranoïas, l’autisme même, tissaient une mythologie collective. Elle a voulu rester. Ne pas accepter le mobbing permanent dont ses collègues de bureau (Michael Jackson, Whitney Houston, beaucoup d’autres) ont fait les frais. Plus elle s’évapore dans sa propre historiographie et dans la restauration obstinée de son image synthétique, plus elle échappe à la comparaison. Madonna se déshumanise au fil des disques. Peu à peu, elle devient immortelle.
Madonna, «MDNA» (Live Nation/Universal) Madonna en concert. 18 août, 19h. Stade du Letzigrund, Zurich. Rés. Ticketcorner.