Magda Szabo. Rue Katalin. Trad. revue par Chantal Philippe. Viviane Hamy, 236 p.

Magda Szabo serait-elle la romancière des vies perdues? Ce sont à nouveau des destins brisés qu'elle évoque dans Rue Katalin, qui retrace trente ans d'histoire de la Hongrie, à travers celle des familles du commandant Biro, du directeur d'école Elekes et du dentiste Held. Dans La Porte, Prix Femina étranger 2003 (lire le SC du 27.09.03), elle peignait déjà le portrait inoubliable d'Emerence, femme de ménage bougonne et rebelle que sa vie dévastée n'empêchait pas de se montrer miséricordieuse. Et dans La Ballade d'Iza (SC du 22.01.05), c'est la détresse silencieuse d'une veuve déracinée qu'elle suggérait avec pudeur.

Toute l'œuvre de Magda Szabo (née en 1917 à Debrecen, dans une famille cultivée de la grande bourgeoisie protestante) a été élaborée à partir de 1948 dans une clandestinité revendiquée dont elle n'est sortie que lorsqu'un de ses livres a été publié à l'étranger. Plus de trente ans après la première parution française de Katalin utca (1969), l'éditrice Viviane Hamy, à qui l'on doit de redécouvrir l'œuvre de la doyenne des lettres hongroises, a fait retraduire ce superbe roman. Il met en scène trois maisons et trois jardins, trois familles amies, trois filles (Henriette Held, Iren et Blanka Elekes) amoureuses du même garçon (Balint Biro) - mais c'est Iren qui lui est promise depuis toujours: on dirait un conte, et c'en est bien un durant le temps paradisiaque de l'enfance à Buda, avant la guerre qui menace et viendra bientôt tout détruire.

Jouant habilement de l'espace et du temps, la romancière évoque la destinée de chacun, sans faire une différence autre que «qualitative» entre les vivants et les morts, d'où la forte présence du fantôme d'Henriette. Dans leur nouvel appartement de Pest, les rescapés semblent déboussolés, comme s'ils avaient perdu quelque chose d'essentiel à l'orientation de leur existence. Pourquoi Henriette, les Held et le commandant sont-ils morts, pourquoi Blanka survit-elle comme une âme en peine dans une île méditerranéenne dont elle ne supporte pas le climat, pourquoi Iren se sépare-t-elle de son mari Paul (le seul qui la supporte vraiment) pour épouser Balint qu'elle n'aime plus, pourquoi ce dernier a-t-il toujours le sentiment de vivre hors du réel? Et pourquoi tous rêvent-ils de retrouver cette rue Katalin, disparue à jamais «alors même qu'elle existe toujours»?

Toutes ces questions trouvent leur réponse, douloureuse ou mélancolique, au cours de six moments et épisodes choisis, de 1934 à 1968. Au fil du temps, les personnages comprennent que «perdre la jeunesse est effrayant, non par ce que l'on y perd, mais par ce que cela nous apporte. Et il ne s'agit pas de sagesse, de sérénité, de lucidité ou de paix, mais de la conscience de ce que tout se décompose.» On notera le caractère allusif du chapitre consacré «aux événements de 1956», dont on célèbre ces jours-ci le cinquantenaire: si Magda Szabo est de toute évidence une insoumise, sa manière subtile préfère le biais à l'affrontement. Si bien que ces fameux événements ne sont mentionnés que pour leurs répercussions sur la vie des personnages, de même que les exactions des Croix-Fléchées (les nazis hongrois) ou les dénonciations staliniennes. Fragile, forte ou folle, les trois héroïnes tiennent chacune leur rôle et l'on serait bien en peine de les départager tant leur créatrice a su les rendre attachantes.