En mission pour la NASA, le Colonel Steve Austin est grièvement blessé dans le crash de son jet. Il troque alors ses membres cabossés contre de discrètes prothèses bioniques, qui lui permettent de courir plus vite, soulever plus gros et voir plus loin. Tel était le scénario de L’Homme qui valait trois milliards, célèbre série télévisée américaine diffusée entre 1974 et 1978.

Quelques années auparavant naissait Iron Man, ce héros des comics Marvel rendu surpuissant par une armure rutilante de technologie. Plus récemment, le blockbuster Avatar suivait les aventures d’un marine américain paraplégique qui, débarqué sur une exolune, quitte son enveloppe humaine défaillante pour adopter l’épiderme bleu ciel de la tribu autochtone.

Superhumain immortel

Dans une salle sombre de la Maison d’Ailleurs, musée dédié à l’imaginaire de la science-fiction à Yverdon-les-Bains, on retrouve au mur les affiches de ces différentes productions. Réunies parce qu’elles ont un point commun: elles mettent toutes en scène un superhumain. Un être idéal au corps augmenté et aux capacités décuplées, ou tout bonnement remplacées, par la technologie. Un monsieur Tout-le-Monde rendu invincible, voire immortel.

Cette thématique est profondément actuelle car nous avons à présent les moyens pour réaliser certains de ces projets

Ce fantasme dit transhumaniste, qui juge toute faiblesse ou vieillissement physique indésirable, hante depuis longtemps l’inconscient collectif. Après avoir inspiré pléthore de fictions et de grandes théories, il quitte aujourd’hui le domaine de la pure utopie.

«Cette thématique est profondément actuelle car nous avons à présent les moyens pour réaliser certains de ces projets, relève Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs qui consacre au transhumanisme sa nouvelle exposition, «Corps-Concept». Nous sommes d’ailleurs déjà en plein dedans: aujourd'hui, quand quelque chose ne fonctionne plus dans notre corps on le change. On peut citer le célèbre exemple de l’athlète Oscar Pistorius.»

Le corps comme brouillon

Une nature morte façon pilules et stérilet. Des jambes enserrées par des bras robotiques. Le visage d’un enfant éclairé par la seule lumière d’une tablette tactile. Les photos de l’artiste franco-suisse Matthieu Gafsou, qui ouvrent l’exposition, posent un regard quasi documentaire sur le rapport entre le corps et l’innovation. Certains clichés, troublants, semblent poser la question: le progrès est-il synonyme d’excès?

«Le but n’est pas d’inquiéter les visiteurs mais de les interpeller, de les rendre conscients des problématiques que soulève le transhumanisme, décortiquées par l’exposition», explique Marc Atallah.

A commencer par l’image du corps lui-même, envisagé par l’idéologie technophile comme un simple objet livré en pièces détachées, un brouillon à perfectionner et à embellir sans cesse. Des valeurs normalisées et intégrées dès le plus jeune âge, comme l’illustre la salle dédiée aux figurines pour enfants et leurs silhouettes tantôt bodybuildées, tantôt sexualisées, toujours esthétisées.

Des bustes USB

Mais ce sont encore les étranges portraits du français Beb-Deum qui pointent le mieux les paradoxes de l’idéal transhumaniste. Originaire du monde de la BD et du manga, l’artiste a d’abord réalisé, à l’aide d’une tablette graphique, trois visages féminins censés représenter les archétypes de l’humanité. L’artiste a ensuite décliné ces modèles en dizaines de variations, métissées par les brassages ethniques mais aussi les modifications chirurgicales et technologiques.

On assiste à une uniformisation générale et à une disparition de l’individu

A l’arrivée, les sourires deviennent artificiels, les têtes prisonnières de bulles futuristes; les bustes sont tatoués, affublés d’électrodes et même d’entrées USB. L’absurdité de ces physiques excentriques semble trahir une vision critique du corps 2.0.

«A travers ces transformations, qui soi-disant nous permettent d’atteindre le bonheur, on assiste à une uniformisation générale et à une disparition de l’individu, souligne Beb-Deum. Le corps devient alors un simple produit, un objet marketing.» En témoignent les étiquettes de supermarché accrochées à certains de ces visages figés.

Pompéi du futur

Chez les jeunes aussi, cet homme augmenté, ou «H +», interroge. La Maison d’Ailleurs leur a donné la parole, en proposant à des étudiants de première année à l’ECAL de travailler autour de la thématique complexe du transhumanisme. Un semestre, et carte blanche.

«Nous avons beaucoup discuté du sujet avec eux. La question du smartphone et du digital est souvent revenue dans les débats, détaille Clément Lambelet, assistant à l’ECAL et responsable de l’encadrement du projet. En fin de compte, les approches se révèlent très contrastées.»

On ressent ainsi la fascination du progrès, capturée dans la danse presque gracieuse d’un homme portant un exosquelette. Un certain malaise aussi, devant un écran où des femmes entièrement digitalisées parlent de féminisme.

Et l’inquiétude enfin, en découvrant au sol cette grande photo, celle d’un corps immortalisé dans la ferraille et l’aluminium. Une scène apocalyptique semblable à celle d’un Pompéi post-technologique où l’homme disparaît, englouti sous la matière qu’il a créée.


A voir: «Corps-Concept». Maison d’Ailleurs, jusqu’au 19 novembre.