Le tableau représente deux scottish-terriers peints sur un fond de tartan écossais. La toile est signée de l’Américain Richard Kalina et le visiteur qui l’observe hésite entre enthousiasme et circonspection. L’œuvre date de 1980. A l’époque, sans aucun doute qu’il l’aurait jugée atrocement kitsch. Problème: quarante ans d’évolution du goût plus tard, les petits chiens ont aujourd’hui l’air carrément géniaux. C’est tout le trouble de l’exposition Pattern, Decoration and Crime organisée par Lionel Bovier, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO), en collaboration avec le Consortium de Dijon. Celui de trouver franchement incroyables des œuvres qui objectivement devraient être reléguées au fin fond de l’histoire de l’art.

Si elles se réveillent en ce moment, c’est en raison de l’influence des arts appliqués et du décoratif sur une nouvelle génération d’artistes contemporains. Pour raccorder les tuyaux de l’histoire, le commissaire d’exposition présente avec Julien Fronsacq la première rétrospective consacrée à l’artiste genevoise Mai-Thu Perret, dont l’œuvre renoue depuis les années 1990 avec ces pratiques autrefois honnies par l’art. On y reviendra.

Trône pour chat

Tout démarre dans les années 1970 aux Etats-Unis. L’art minimal et l’art conceptuel trustent les centres d’art et les galeries, et palabrent dans les pages du magazine Artforum. Donald Judd, son initiateur le plus célèbre, revendique une forme artistique cérébrale et dépouillée qui tranche avec les excès de l’expressionnisme abstrait et du pop art. Mais tout le monde ne se retrouve pas dans ces pièces froidement géométriques qui évacuent l’émotionnel au profit de la pure intellectualité.

Réuni sous le nom de Pattern & Decoration, un groupe d’artistes prétend exactement l’inverse. Eux vont travailler sur les motifs et les couleurs à outrance, renouer avec le travail du textile, de la céramique et du papier peint et s’inspirer des broderies turques, des gravures japonaises et des mosaïques mexicaines. A une époque qui voit également surgir les prémices de l’art féministe, ils vont aussi rétablir l’équilibre entre artiste homme et artiste femme, la modernité ayant imposé une vision pour le moins virile de la créativité.

Tina Girouard reprend la tradition américaine du quilt en tendant sur châssis des chutes de textile cousues ensemble, Ned Smyth fabrique des sculptures-totems en ciment peint et Jennifer Cecere un étrange mobilier, dont un trône pour chat en bois et tissu, qui résonnent aujourd’hui avec les travaux de la Portugaise Joana Vasconcelos.

Passé de mode

L’exposition ne se borne pas aux seuls tenants du mouvement. Elle tend aussi à prouver que cette réaction épidermique face à l’art minimal a connu des relais internationaux en présentant les toiles pliées du Français Simon Hantaï et les peintures d’empreintes de Claude Viallat, qui n’ont jamais connu d’éclipse sur le marché de l’art. Contrairement aux artistes de Pattern & Decoration, qui vont très vite passer de mode.

Malgré son succès dans les années 1970-80 et malgré le poids des marchands qui l’ont représenté (le Suisse Bruno Bischofberger était aussi le galeriste de Warhol et de Basquiat), le groupe disparaît aussi vite qu’il est apparu. Chassés par les grandes machines de la Trans-avant-garde et les ambitions conceptuelles de la Pictures Generation, ses membres sont pratiquement tous passés à autre chose. Fin de l’histoire.

Enfin pas tout à fait. Car depuis quelques années, on assiste au retour dans l’art contemporain de ces formes empruntées aux arts appliqués. C’est le cas de Mai-Thu Perret, dont l’œuvre réactive l’artisanat et le savoir-faire. A cette différence qu’autant Pattern & Decoration se posait en réactionnaire virulent à l’art de son temps, autant l’artiste genevoise envisage dans le réveil de ces pratiques une manière de revisiter le projet des avant-gardes. Et pour le public de constater la variété d’un travail qui s’exprime aussi bien avec la céramique et le film qu’avec le tissage, le bronze, le néon et la performance.

Esprit féministe

Chez Mai-Thu Perret, tout part d’une fiction. Au début des années 1990, elle imagine une communauté de femmes perdue dans le désert du Nouveau-Mexique. New Ponderosa sera sa mythologie. L’artiste expose alors les objets censés avoir été fabriqué par ce groupe, qui va servir de fil conducteur à son œuvre. Un fil qui se déroule à travers l’utilisation de la céramique et de la broderie, bref à travers des pratiques décoratives longtemps marginalisées par l’art contemporain et qui évoquent des activités domestiques un peu désuètes, l’aménagement intérieur et plus généralement le travail féminin. Mais pas seulement.

Mai-Thu Perret cultive une attraction pour la modernité, cette époque qui portait le projet collectif de fusionner l’art et la vie. C’est le Bauhaus, avec le design et l’harmonie des couleurs, ou encore l’avant-garde russe, pour qui la confection de vêtements, la peinture et la danse participaient du nouveau monde imposé par la machine et le progrès, sans oublier le mouvement anglais Arts & Crafts, créé au XIXe siècle par William Morris, qui préfigurent toutes ces utopies de création à plusieurs.

L’esprit de groupe, justement. Il n’y a pas que la pensée occidentale qui forme le terreau de l’artiste genevoise. La symbolique zen appartient aussi à son vocabulaire récent, de la même manière que les modernes se sont souvent épris de la culture d’Extrême-Orient. Produite spécialement pour l’exposition, une palissade calquée sur le plan d’un jardin de Kyoto obstrue les fenêtres du premier étage du Mamco. Les panneaux laissent passer juste assez de lumière pour dessiner les traces d’un éclair. Le Satori représente l’éveil spirituel dans le bouddhisme. Suspendues juste à côté par des chaînes, des cloches en bronze pourraient servir à ce rituel de révélation. Sauf qu’elles adoptent les formes d’organes humains. Un cœur, une paire de poumons et un utérus qui se balancent et rappellent certaines sculptures de Giuseppe Penone, mais aussi que c’est de la femme que naît la vie. Une œuvre à la fois dure et douce, qui bat et qui respire. Et dont le titre, Eventail des caresses, est déjà une invitation à l’illumination.


Mai-Thu Perret/Pattern, Decoration and Crime, jusqu’au 3 février 2019, Mamco, Genève.