Il n’aimait pas la guerre, mais la philosophie: de la première, il en a pris pour seize ans, de la seconde, pour une vie. Il n’avait aucun goût du pouvoir, il fut empereur du plus vaste royaume de son temps. Il méprisait la chair et le luxe, ne concédait à ses nuits que des peaux de bête à même le sol pour les adoucir, chérissait son épouse, les dieux, la nature, pratiquait la bienveillance à l’égard des fâcheux et l’accommodement face aux vicissitudes de la vie. A un noble romain qui le reconnut dans la rue cheminant sans équipage et qui s’enquit où il allait, il répondit «je vais à l’école» avant de prendre congé, son cartable sous le bras.

L'homme le plus puissant du monde

Marc Aurèle. Le philosophe roi de l’Antiquité (121-180 après J.-C.). Le dirigeant le plus puissant de la planète d’alors dont le pouvoir jamais ne monta à la tête. L’humilité au pouvoir, durant vingt longues années marquées par les guerres, la peste, les épidémies, les inondations, la mort, à Rome et aux confins. Et toujours, à chaque nouvelle aube, la promesse de Pensées pour moi-même, ouvrage singulier, ni confession, ni journal intime, mais exercice spirituel quotidien, dialogue avec lui-même, qu’aucune campagne militaire ne viendra avilir. Si Marc Aurèle avait l’amour du stoïcisme, il avait aussi le sens du devoir. «La philosophie l’aidait à supporter son job d’empereur», résume joliment Jean-Baptiste Gourinat, spécialiste de cet auteur atypique et chercheur au CNRS à Paris.

Rien ne prédestinait Marc Aurèle, né à Rome dans une magnifique villa patricienne sur le mont Coelius, à conduire un empire. Malingre et délicat, sa mère préféra le confier aux soins de sages précepteurs plutôt que de l’exposer aux miasmes de l’école publique. Mais c’était sans compter sa vive intelligence, qui le fit remarquer très tôt par ses maîtres de grammaire, de philosophie et de rhétorique. En un temps où l’esprit l’emportait encore sur l’ambition, la chose vint aux oreilles de l’empereur Hadrien en fin de vie, qui pria son successeur, Antonin, d’adopter Marc Aurèle et son frère Lucius Verus.

Marc Aurèle se plut à faire pénétrer ses idées favorites de philanthropie et de solidarité. Il améliora la condition des pauvres et des ­esclaves

A son corps défendant, Marc Aurèle quitta son jardin luxuriant pour l’austère mont Palatin. Il prit pour épouse Faustine, la fille de l’impératrice régnante, dont il eut la bagatelle de treize enfants – beaucoup ne survécurent pas. Entre sa famille et sa chère philosophie, il fut mis au parfum par Antonin des affaires de l’Etat. Et à 40 ans, fut appelé à régner sur ce qu’il était convenu d’appeler le monde. Son sens de l’équité lui commanda d’offrir à son frère adoptif, Lucius Verus, le titre d’Auguste. A moins que ce ne soit, petite concession au pragmatisme, dans l’espoir de se décharger d’une partie de son fardeau politique.

Lequel, pourtant, il va assumer avec maestria, appuyé sur sa béquille stoïcienne. Il lui fallait bien ça pour affronter un soulèvement militaire en Grande-Bretagne, une révolte en Germanie, la ruine de Rome et de ses campagnes suite au débordement du Tibre et à un tremblement de terre, la marche des Parthes sur la Syrie, la peste que les armées de son frère ramenèrent d’Orient et qui se propagea jusqu’au Rhin, la coalition de plusieurs factions barbares germaniques dont les hordes repassèrent le Danube, furent arrêtées, puis récidivèrent. L’assaut final devait réunir presque toutes les nations barbares coalisées, le front s’étendant de la mer Noire aux sources du Rhin.

Le monde a été un moment, grâce à lui, gouverné par l’homme le meilleur et le plus grand de son siècle

Marc Aurèle, une fois encore, revêtit son costume de général et partit sur le terrain des opérations. Le glaive dans une main, la plume dans l’autre. On lui doit de cette campagne-là de superbes Pensées, tristes, sombres, mais paradoxalement, comme dira Montesquieu, «tel est l’effet que sa vie produit qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes». Magistrale leçon. D’autant plus que Marc Aurèle finança cette campagne par la vente aux enchères sur le forum Trajan de ses biens personnels et de ceux de son épouse, rapporte le traducteur Gustave Loisel, car les caisses de l’Etat étaient vides. Statues, tableaux de maîtres, vaisselle d’or, rubis, diamants, manteaux de pourpre épargnèrent ainsi à ses administrés de pénibles renoncements. Mieux encore: «S’il n’était ni réformateur ni démocrate, mais conservateur, il avait un respect profond du droit et de la procédure», insiste Jean-Christophe Gourinat. «Il se plut à faire pénétrer ses idées favorites de philanthropie et de solidarité, écrit aussi Léon Homo. Il améliora la condition des pauvres et des ­esclaves.»

Quatre ans avant sa mort, Marc Aurèle décide même que l’Etat doit financer des chaires publiques de philosophie à Athènes. C’est une première. «Le monde a été un moment, grâce à lui, gouverné par l’homme le meilleur et le plus grand de son siècle», écrit Ernest Renan.

Entre liberté et déterminisme

Mais on aurait tort de chercher un programme politique dans les Pensées pour moi-même. «La seule utilité de ces exercices de méditation est de l’aider dans ses rapports aux humains et aux épreuves et de mieux appréhender la nature de l’univers, explique Jean-Baptiste Gourinat. Si on y sent l’accablement du pouvoir – il aurait choisi la philosophie s’il avait eu le choix –, une vision parfois pessimiste, c’est avant tout un praticien du stoïcisme.»

L’homme couche sur papier, le jour, la nuit, une pensée vague qui trottait; il crée d’un sentiment abscons une réflexion construite et audible; oiseleur, il attrape dans son filet une phrase de Platon ou d’un autre sage qui flottait par là et dont le quotidien lui a révélé la profondeur; il se saisit d’une préoccupation, l’ausculte, la dissèque, la tourmente, la restitue telle qu’elle pourra servir enfin sans plus mordre. Si Marc Aurèle n’a pas ajouté à la philosophie stoïcienne, il sait, mieux que quiconque, l’appliquer à sa vie. Tout y passe: la mort, la souffrance, le pouvoir, la liberté, l’orgueil, le destin…

Assez de livres! L’important, c’est de vivre

L’empereur par exemple arbitre ainsi le match entre liberté et déterminisme: «Il estime que la vie est un jeu permanent entre initiative individuelle et destin, explique Jean-Baptiste Gourinat. Conformément aux principes du stoïcisme, il part du principe que l’action est un élément nécessaire dans l’accomplissement de ce dernier.» Quant à Dieu, il est une entité immanente au monde, «l’âme de l’univers, un souffle parti du centre directeur. Les hommes sont comme les branches d’un arbre, les citoyens d’une grande cité dirigée par Dieu», explique le chercheur. Une vision qui n’entre pourtant pas en contradiction avec le polythéisme, alors religion officielle. Marc Aurèle croit par exemple aux démons, l’équivalent des anges gardiens du christianisme. Mais ni eux ni les divinités ne font d’ombre au principe directeur.

Nos puissants devraient relire Marc Aurèle

«Cette idée que les hommes appartiennent à un univers qui forme un tout et dont il faut prendre soin pour assurer l’avenir fait écho à certains courants de pensée actuels, comme l’écologie», estime Jean-Baptiste Gourinat. De même que bouddhisme et stoïcisme peuvent faire bon ménage: «Alexandre le Grand est revenu de ses conquêtes accompagné de sages indiens. Ils ont sans doute eu une influence.» Mais c’est la pensée de Sénèque et d’Epictète qui traversera les âges. Marc Aurèle, lui, est à la philosophie ce que le psychologue comportementaliste est à la psychiatrie. Et c’est justement pour cela qu’il faut le lire. Parce qu’il rend accessible et praticable une pensée complexe. Comme il le dit lui-même: «Assez de livres! L’important, c’est de vivre.»

Voici pour nous. Mais c’est aux puissants de ce monde qu’il faudrait conseiller en priorité la lecture de Marc Aurèle plutôt que celle de Machiavel. Le feraient-ils que les plus lucides d’entre eux seraient vraisemblablement rouges de honte.