Elle chassait les canards. D’une petite voix pointue, elle vous raconte comment, dans son Minnesota natal, elle se levait tôt avec son père, trimbalait à l’épaule sa carabine et pointait les volatiles; comment elle les éplumait et leur retirait soigneusement les viscères. Maria portait déjà, à cette époque, de longs cheveux blonds en dégradé et son corps dépassait à peine du fusil. Et pourtant, personne ne la traitait comme une petite fille.

Alors, quand on lui demande aujourd’hui si elle n’a pas du mal à gérer une armée de musiciens de jazz, à les enfiler dans un bus de tournée, exiger d’eux qu’ils étudient des kilomètres de partition et qu’ils se rangent à l’heure au rendez-vous fixé, elle rit doucement. Maria Schneider est une des très rares compositrices au monde à avoir maintenu un big band dévolu entièrement à son œuvre, depuis plus de vingt ans.

Dix-huit souffleurs, pinceurs et frappeurs, solistes souvent célébrés de la scène new-yorkaise qui ont pris le parti de cette femme minuscule, passionnée et pionnière. Une artiste étrange qui croit encore en des formes que plus personne n’ose envisager.

Hier, elle débarque dans un hôtel genevois, elle n’a pas eu le temps de manger. Elle reste aimable. De cette politesse qui n’est pas tout à fait celle des Américains, plus engagée, plus rugueuse. Schneider se plaint un peu des interminables voyages, de Barcelone au Luxembourg, il y a quelques jours. Elle ne renoncerait pourtant à sa place pour rien au monde.

C’est une professeure de piano, dans son enfance campagnarde, qui lui apprend à disséquer un morceau comme on le fait d’un gibier. «Elle m’a montré que la musique avait une mécanique, que les émotions naissaient de l’écriture.» Alors, dès 5 ans, elle se met à composer. Elle n’est pas Mozart, mais elle aime ça. A 8 ans, elle donne son premier récital.

Elle se voit compositrice de classique mais découvre à l’université qu’un contemporain se doit de penser sans tonalité, sous peine de ridicule. «C’était insupportable pour moi qu’on me force à écrire des choses que personne n’avait vraiment envie d’entendre. J’ai presque abandonné mon cursus pour étudier l’astronomie. Et puis, quelqu’un m’a parlé du big band de l’université et j’ai commencé à écrire pour eux. Le jazz ainsi, peu à peu, est entré dans ma vie.»

Maria Schneider aurait pu devenir une de ces plumitives qui passent leurs nuits noires à allonger des partitions pour les séries de télévision et les films de série B. Mais elle rencontre l’un des meilleurs arrangeurs de son temps, un proche de Miles Davis, Gil Evans. Il l’engage pour améliorer des arrangements, transcrire des cassettes inaudibles et même porter sa touche à la bande originale du long-métrage La Couleur de l’argent.

Gil Evans est son maître. «Je me reproche encore de ne pas lui avoir posé davantage de questions. Il n’était pas du genre à vous donner des conseils. Mais un jour, j’ai arrangé une de ses partitions en replaçant dans leur zone de confort tous les instruments. Il s’est mis à vociférer parce qu’il souhaitait justement que les musiciens souffrent et qu’ils doivent faire des efforts pour atteindre les notes. Afin de créer une tension.» Schneider, bonne élève éternelle, saisit la leçon.

Dès lors, l’outrance est son moteur. Avec la création de son Jazz Orchestra, elle harangue les foules sur des arrangements tordus, une vraie ambition d’ouvrir le swing mais aussi par son corps infime, blond, face à cette troupe d’improvisateurs qu’on n’enchaîne pas. «Quand je vois des vidéos de moi dirigeant l’orchestre, je suis dégoûtée. Face aux musiciens, je ne me sens pas du tout comme un petit bout de femme, croyez-moi.»

Elle vend déjà près de vingt mille exemplaires de ses albums; ce qui en jazz est une prouesse, en particulier pour un grand orchestre. Mais au début des années 2000, un ami à elle, Brian Camelio, fou de musique et d’ordinateur, crée ArtistShare, une façon neuve de penser les affaires en musique. Maria Schneider ne distribue plus sa musique que sur Internet via son propre site. Elle parvient grâce à un astucieux système de souscription à produire ­elle-même des albums qui lui coûtent souvent plus de cent mille dollars.

«J’en avais assez que les labels me piquent tout. Il fallait, face à l’effondrement de l’industrie du disque, que nous réagissions.» Artiste-entrepreneuse de l’ère numérique, elle vend même des œuvres sur commande par Internet. Pour dix mille dollars, certains obtiennent que des morceaux portent leur nom. «Et cela marche. J’assure simplement à mes commanditaires privés que ma pièce sera jouée sur scène.»

Désormais l’orchestre de chambre d’Australie la mandate, elle écrit jazz pour des classiqueux. Et s’en amuse. Mais surtout, amoureuse folle des oiseaux, elle vient d’être intégrée dans le directoire de la faculté d’ornithologie de l’Université Cornell, la meilleure du monde. «Au début je me demandais pourquoi ils m’avaient invitée. Maintenant, je sais. Comme moi, ils veulent ouvrir leur champ.»

Maria Schneider Jazz Orchestra. Ve 28 octobre, 20h30. Victoria Hall, Genève. Ticketcorner. www.mariaschneider.com

J’en avais marre que les labels me piquent tout. Nous devions réagir à la crise de l’industrie du disque