Par les fenêtres, les bruits de la ville entrent: oiseaux printaniers et quelques véhicules. Nous sommes une trentaine, assis devant un petit tas de riz et de lentilles mêlés. Nous sommes là, au 2e étage du Centre d’art contemporain de Genève, volontaires pour un exercice sans aucune utilité: séparer les grains blancs des noirs puis les compter. Marina Abramovic nous a accueillis, nous a donné quelques conseils simples, de respiration essentiellement, pour dépasser les moments de découragement. Nous en avons pour plus de six heures. «La longue durée est ma méthode», résume-t-elle. Depuis la fin des années 1960, elle l’a expérimentée dans moult performances, cette durée, seule susceptible, pour elle, de transformer artiste et public.
Aujourd’hui, nous faisons partie de l’œuvre. Nous sommes assis sur quatre longs bancs de bois qui ne forment qu’un avec quatre longues tables, le tout disposé en croix. Le meuble, signé par l’architecte américain Daniel Libeskind, a été présenté à la récente foire du design de Milan. Mais au bout d’une demi-heure, si l’on mesure 1m65, on maugrée contre les standards du mobilier: on ne peut que s’asseoir sur le bord du siège pour poser ses poignets sur le rebord de la table.
Oublier l’inconfort, juste penser à ces si petits grains, oublier les préoccupations du quotidien. Le smartphone est éteint au fond du sac. Une fois passé les cloches de midi à l’horloge du quartier, nous n’aurons plus aucune idée du temps qui passe.
Des visiteurs viennent parfois près de nous, nous les voyons à peine, stressons un peu quand ils nous prennent en photo. Très vite, une dizaine de lentilles assombrissent le tas de riz, et vice-versa. Quand nous avons un tas noir et un tas blanc devant nous, nous nous autorisons une pose toilettes et verre d’eau avant le comptage. Notre voisin, lui, sépare et compte en même temps. Chacun sa technique.
Nous choisissons d’égrener les lentilles, par attirance esthétique sans doute, et parce qu’elles se détachent mieux sur le bois clair. Chaque dizaine vaut un trait sur la feuille, chaque centaine est barrée. Nous pensons aux prisonniers qui marquent les jours sur le mur de leur cellule. Sauf que, malgré le dos qui nous tire, nous nous sentons libérée, juste concentrée sur une tâche simple. Et quand on vient nous annoncer qu’il est 16h, l’heure de la conférence de presse donnée par Marina Abramovic, nous sommes perplexe. Comme ceux qu’on arrêtera dans leur comptage à 18h, pour la fermeture du centre, auront du mal à croire qu’ils sont assis là depuis plus de six heures.
Nous nous arrêtons donc à 2300 lentilles, mais peu importe le chiffre, on l’aura compris, pour aller écouter la femme qui a décidé des centaines de personnes à s’inscrire au Centre pour passer presque une journée entière à compter des grains de riz. Celle qui, en 2010, pendant trois mois, six jours par semaine et huit heures par jour, s’est assise dans l’atrium du MoMA new-yorkais pour simplement regarder dans les yeux la succession des visiteurs qui prenaient place tour à tour en face d’elle. A la voir, là, défendre son projet d’institut, à Hudson, à deux heures de New York, on comprend que plus d’un ait pleuré d’émotion. La dame est vibrante. Elle se recentre, un instant à peine, avant de se lancer.
Elle parle de la vie qui passe, de l’âge qui fait se demander ce qu’on laisse derrière soi, d’un sens de la responsabilité qui s’aiguise. C’est avec The Artist is Present, sa performance au MoMA, que le projet a réellement pris corps. Rem Koolhaas a dessiné des plans pour un ancien théâtre transformé en courts de tennis à la fin du XXe siècle. Le concept ne ressemble à rien d’existant, ni école ni musée, plutôt laboratoire. Il est totalement dédié au travail de longue durée, dans une étroite collaboration entre arts, sciences et technologies.
Le temps est au centre des préoccupations de l’artiste, qui rappelle qu’il s’évalue au passé, au futur, mais pas au présent. Elle cite quelques œuvres de longue haleine, à commencer par le Ring wagnérien ou Organ²/ASLSP (As SLow aS Possible), une pièce de John Cage dont l’interprétation à l’orgue dans une église allemande a débuté en 2001 et doit se poursuivre jusqu’en 2640. Elle évoque des performances incroyables, comme celles du Taïwanais de New York Tehching Hsieh, qui a par exemple passé une année dans une pièce fermée par des barreaux, sans aucune occupation. Elle évoque aussi les expériences de claustration hors du temps du spéléologue français Michel Siffre ou la goutte de poix des chercheurs John Mainstone et Thomas Parnell. Pour cette recherche sur la viscosité des solides, ils ont fait goutter de la poix, qui donne une larme tous les dix ans. On la sent fascinée.
Dans son laboratoire de la longue durée, on fera de la recherche de pointe, mais elle souhaite aussi développer des exercices choisis pour que tous puissent apprivoiser ce temps long. On pourra s’y asseoir une heure devant une couleur, ou simplement se concentrer sur le fait de boire des eaux minérales spéciales. La recherche de fonds a commencé, sur les réseaux sociaux notamment. Seulement 1,2 million sur les 20 millions de dollars nécessaires. Une autre école de la patience.
En attendant, cet été, la dame passera ses journées aux Serpentine Galleries de Londres. Elle attendra simplement les visiteurs, du matin au soir. Elle prend des forces pour être prête à tous les possibles.
Counting the Rice, jusqu’au 11 mai au Centre d’art contemporain de Genève. www.centre.ch
Le temps est au centre des préoccupations de l’artiste, qui rappelle qu’il s’évalue au passé, au futur, mais pas au présent