«C'était terrible, j'étais intimidé par cette figure», raconte après la représentation ce disciple de Brook depuis trente ans. «Je n'arrivais pas à m'approcher de ce Krishna, représenté sur les murs des temples indiens comme un baiseur hors catégorie. Et puis un jour un épisode de notre adaptation où entre en scène un roi cannibale a servi de déclic: je me suis mis à tirer la langue, j'avais trouvé mon anthropophage et tout est parti. Des sensations emmagasinées depuis des années sont alors venues nourrir mon jeu, sachant que ce qui m'intéresse, ce n'est pas l'hindouisme, mais l'invisible.»
Le comédien, comme magasinier d'images, selon l'expression de Maurice Bénichou. La Mort de Krishna n'existerait pas sans les mille périples qui ont précédé. Il y eut d'abord, naguère, le voyage en Inde avec Peter Brook et sa troupe. Puis des escapades indiennes en solitaire. «Je me rappelle ces maquereaux qui cherchaient à me vendre leurs sœurs, je me rappelle aussi cette orgie de films indiens à Calcutta, ou encore ces nuits passées à dormir avec les vaches dans un temple. Au matin, j'avais l'impression de crever sous la chaleur et les attaques des moustiques. Mais c'était l'Inde, le pays du sacré et de la merde. Ce sont ces éblouissements et ces nausées qui me permettent de jouer cette Mort de Krishna.»
Maurice Bénichou serait ainsi, à sa manière écorchée, un sensualiste. L'origine de cet appétit? L'enfance peut-être, dans un milieu modeste, dominé par une mère adorée, «une femme du peuple, une merveille d'intelligence». Tout est bon alors pour connaître d'autres transports. Le théâtre est à ce titre un paradis, fût-il jonché d'épines. Maurice Bénichou se jette dans la mêlée, chez Marcel Maréchal à Lyon d'abord. Puis il rencontre Patrice Chéreau, ami à la vie à la mort pour lequel il joue Le Prix de la révolte au marché noir à Sartrouville, dans la banlieue parisienne. Plus tard, il sera l'acteur de Jean-Pierre Vincent, Peter Brook surtout, des noms qui s'écrivent en lettres d'or dans le gotha théâtral.
«J'ai eu la chance de rencontrer beaucoup de gens affreusement exigeants. Lorsque je joue par exemple dans Code inconnu de Michael Haneke, cinéaste que j'aime particulièrement, je ne suis pas gêné de devoir faire dix fois une même prise. C'est un artiste qui a tout en tête et qui attend de ses comédiens qu'ils parviennent à saisir une vérité de jeu. C'est exactement à cela que j'aspire.» Cet idéal a son revers: une vulnérabilité que l'acteur ne cherchait pas l'autre soir à dissimuler. Son portable vient de sonner. C'est l'actrice Germaine Mnich, son épouse, qui l'appelle comme après chaque représentation. «Nous ne sommes pas agrafés, mais ces conversations d'après spectacle ont une valeur inestimable.» Il y aurait là comme une faille avouée: celle-là même qui permet au comédien de jouer une nuée de personnages à la fois dans La Mort de Krishna, mieux, de s'effacer à leur service.