Pas besoin d'avoir lu tout Freud pour craindre le pire. Rien qu'à l'écouter raconter d'une voix monocorde son rêve récurrent et son plus grand fantasme - un escargot qui rampe sur une lame de rasoir - on imagine sans forcer que le personnage n'est pas à classer dans la catégorie des Bisounours. «Des bisous partout ouh ouh ouh/Sur le nez dans le cou ouh ouh ouh.» Avec l'histoire du colonel Kurtz, la trame du film de Francis Ford Coppola Apocalypse Now, inutile de s'attendre à une comptine inspirée par de joyeux oursons.

Ex-béret vert de la guerre du Vietnam reconverti en Pol Pot local à la frontière cambodgienne, Walter E. Kurtz est tout sauf un gentil. Incarné à l'écran par Marlon Brando, le crâne rasé pour l'occasion, il est une machine à tuer parvenue aux confins de la régression sociologique, la folie aidant. Devenu incontrôlable, il doit être éliminé par l'armée américaine qui l'a entièrement fabriqué.

Le colonel Kurtz s'est métamorphosé en monstre absolu après avoir été traumatisé par les horreurs de la guerre dont il a été un acteur privilégié. Satrape improvisé du fin fond de la jungle asiatique, il gouverne une population improbable de va-nu-pieds renégats. Son campement est sobrement décoré: des cages en bambous, des corps mutilés accrochés aux branches des arbres et des crânes, une multitude d'encéphales humains, posés à terre. Il règne en maître sur son bout de jungle putride, un charnier à ciel ouvert. Car ce potentat est déifié par ses persécutés. Gourou d'une secte de cinglés, il est un psychopathe charismatique et quasi mystique.

Kurtz est un personnage à la fois répugnant et fascinant. Brillant officier humaniste, il devient animal. Entre ces deux étapes? La guerre du Vietnam et son cortège d'horreurs. «The horror», le mot qui revient le plus dans sa bouche pour décrire son expérience de chien de guerre.

Coppola, qui a reçu la palme d'or du festival de Cannes en 1979 pour le film, s'est librement inspiré du roman Au cœur des ténèbres, dans lequel Joseph Conrad conte l'aventure du capitaine Marlow, un marin envoyé dans un Congo belge encore proche des temps préhistoriques, pour récupérer Kurtz, agent en rébellion d'une compagnie exploitant l'ivoire. En transposant l'histoire sous d'autres latitudes et à une autre époque, Coppola adresse un message choc: seul un abonné aux horreurs de la guerre peut être capable de reproduire autant d'atrocités.

Par le jeu des lumières, on voit peu Marlon Brando dans le film. On raconte que l'embonpoint de l'acteur ne collait pas avec le personnage de Kurtz, un prédateur qu'on imagine efflanqué. Mais la pénombre autour du colonel maboul renforce son côté surnaturel et le malaise. Comme l'angoisse qu'on éprouverait face à un monstre au fond d'une grotte dont on ne distingue pas bien les contours. Deux prunelles seules, et un regard incandescent, aussi humain qu'un bombardement au napalm.

«Rien ne rendra plus tendre un caillou/Peut-être un Bisounours, un nounours/Qui fait sourire toutes les frimousses, frimousses.» Si seulement Kurtz avait connu les joyeux oursons...

Au fil de l'été, «Le Temps» publie de petits portraits de grands méchants issus d'œuvres de fiction.