C’est un bâtiment industriel, assez moche, tourné en pépinière, les Ateliers de Bellevaux à Lausanne. Il y a des peintres, photographes, graphistes et puis, au bout du couloir, dans un étage et demi confortable, cette jeune réalisatrice qui veut absolument que vous mangiez des biscuits. Elle partage son local avec des artistes fascinés par les insectes: «Il a fallu que je dépasse ma phobie. Je retrouve des coléoptères un peu partout.»

Mei Fa Tan sort son trophée, parce qu’on le lui demande. Une grosse bobine de pellicule, dorée, estampillée Best Video Clip 2021. Présentée dans une sélection de clips suisses aux récentes Journées cinématographiques de Soleure, elle a obtenu le prix du Jury M4Music pour avoir illustré la chanson Power, de la Kenyane Muthoni Drummer Queen. Il a été tourné à Nairobi, il est une ode féministe aux boxeuses et aux guerrières, dont les images soignées traitent la violence policière, le culte de l’argent et une sororité politique.

«Je suis partie en Afrique avec mon directeur photo. On était une vingtaine sur le tournage. J’étais hyper angoissée et tout s’est incroyablement passé. Muthoni m’a beaucoup parlé de son pays, de ces femmes qui se dénudaient devant les forces de police pour obtenir la libération de leurs proches. Cela m’a inspirée.»

Apprendre de ses erreurs

Mei Fa Tan est la fille d’un Malaisien passé par l’Espagne et l’Italie et d’une Suisso-allemande; elle est née en 1990 dans la région nyonnaise. Il y a chez elle une sorte de timidité contemplative, une pointe d’anxiété qui lui a toujours fait préférer observer les gens que les interpeller. Elle a appris une partie de son métier dans une école de cinéma privée, à Genève, mais surtout à même les tournages, en ne triant pas entre les films d’entreprise, ses fréquents contrats pour le Montreux Jazz Festival, les courts métrages – notamment le puissant Time Machinery, tourné à Montréal – et les clips.

Sur Muthoni: L’odyssée d’un disque

«Il y a huit ans, je revenais d’un mois passé à La Havane et je m’ennuyais alors que mes potes passaient leurs examens. Je me suis dit que j’allais créer une espèce de concours pour que des groupes puissent obtenir un clip.» Sans le savoir encore, elle invente Picture My Music qui, l’année dernière, a suscité plus de 160 candidatures et a développé un partenariat avec le festival Les Hivernales qui programme les artistes victorieux.

Pour Mei Fa Tan, c’est une façon de financer, via les subventions, des clips qu’elle réalise. Elle s’apprête à tourner la prochaine vidéo de Baron.e et s’est fait remarquer avec une élégante réalisation pour Fabe Gryphin. Au total, elle a tourné plus de 50 clips qui sont chacun «une manière d’apprendre à ne plus reproduire les mêmes erreurs».

Obsession du temps

Le clip a toujours été, pour les réalisateurs, un champ d’expérimentation relativement peu coûteux – Mei Fa Tan ne sort néanmoins pas sa caméra à moins de 10 000 francs, sous peine de trop y aller de sa poche: de John Landis qui a tourné le Thriller de Michael Jackson à Michel Gondry (Björk, The White Stripes ou Daft Punk), le clip est un court métrage financé et rapidement exécuté. Dans une industrie du cinéma comme celle de la Suisse romande, qui offre peu d’occasions de faire ses armes, il est une promesse de travaux pratiques.

Après quelques minutes de conversation avec Mei Fa Tan, on oublie totalement son âge; elle a tellement tourné dans sa vie, mené des équipes, construit des budgets, contourné des problèmes, qu’elle a l’expérience d’une réalisatrice chevronnée. Ce qui frappe, au fil de clips si dissemblables, c’est qu’il y a dans son esthétique une mélancolie, une obsession du temps qui passe et des mémoires fragmentaires qu’on se réjouit de voir un jour peut-être en long format: «Si je fais du cinéma, c’est parce que j’ai du mal à trouver les mots justes. Les choses m’apparaissent tellement plus clairement au travers d’une image.»


Adrien Wagner, à la vitesse de la lumière

A un moment, les cheveux de Noémie Lenoir se transforment en draps de satin noir et le couple – Damso et elle – gît sur un lit exténué. Le dernier clip d’Adrien Wagner affiche pour le moment près de 7,5 millions de vues. Il est sorti en janvier. C’est une superproduction tournée en Ukraine, pleine de bagarres, de rideaux en feu, de ballets de voitures et, Damso, le rappeur belge, en manteau noir et lunettes dorées, qui murmure: «J’suis tombé love.»

Comment en est-il arrivé là, ce jeune réalisateur nyonnais, 21 ans, pour être engagé par les plus grosses stars du rap francophone, fabriquer ces longs plans-séquences d’une fluidité féline, pour obtenir la reconnaissance de tous avec le clip Incassable de Lefa et pour aujourd’hui engager, dans le clip de Damso 911, un chef opérateur qui a travaillé pour Beyoncé, Taylor Swift ou Kendrick Lamar?

Travailler son œil

«Franchement, tout est lié à ma passion. J’ai commencé à tourner et je ne me suis jamais arrêté!» Adrien a 8 ans quand il se prend à tourner des pièces de théâtre avec sa cousine, il ne dispose que d’une minuscule caméra, un truc à 50 francs: «Le plus important, c’est que ça filme, travailler ton œil dès le plus jeune âge.»

Entre les stages d’été, ateliers du cinéma à Aubonne, l’apprentissage des logiciels de montage et la réalisation de deux courts métrages retenus à Visions du Réel, il commence à réaliser des vidéos pour les artistes hip-hop genevois, il fabrique Smooth pour Di-Meh, avec des effets lumineux dont il raffole, bosse pour Couleur 3, puis connecte avec le rappeur français Rilès dont il suit les tournées et pour lequel il réalise au Maroc le clip Queen.

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Tout va très bien pour ce jeune homme-caméra qui a tourné avant le confinement une pub pour Puma à Los Angeles et dont on pressent bien, même s’il est d’une timidité farouche, que rien ne l’arrêtera. Surtout pas la fiction.