«Des fois, les gens se demandent s’il n’y a pas quelque chose de spécial dans l’eau, ici en Suède. C’est comme si nous avions ce sens de la mélodie inné, ça ne s’explique pas. Nos compositions prennent racine presque malgré nous dans les airs folkloriques et la musique traditionnelle. Pourtant, Dieu sait que je n’écoute jamais cette musique de m…!»

Johann Fridell a de longs cheveux teints en noir qui lui tombent sur les hanches. A 37 ans, son visage lui en donne davantage, sans doute à cause du mode de vie très alcoolisé qu’il s’est choisi. Il compense, ce jour-là, avec un look sans âge, t-shirt élimé, jeans moulant et chaussures de chantier montantes. Johann Fridell est sataniste et s’appelle Nephente lorsqu’il monte sur scène avec son groupe de death metal, The Netherbirds. Sataniste, disons, dans le sens romantique du terme. Visiblement doté d’une vive intelligence, l’homme s’exprime, jovial, dans un anglais parfait, cite volontiers les poètes occultistes britanniques du XIXe, et rappelle que la véritable parole de Satan est la plus libérale qui soit, puisqu’elle invite à faire ce qui nous plaît.

Johann Fridell est un spécimen ordinaire de la scène metal suédoise, celle qui, justement, a inventé cet oxymore formidable qu’est le death metal mélodique. «C’est un type d’accords et d’enchaînements très caractéristique, c’est impossible à décrire plus précisément. Mais, à l’étranger, cela nous rend très identifiables. Et enviés.»

The Netherbirds est un groupe amateur, dans la mesure où ses membres ne vivent pas de leur musique et poursuivent chacun une carrière annexe. Néanmoins, ils font une trentaine de dates à l’étranger chaque année, principalement dans les pays de l’Est. Leur plus grand fan-club se trouve en Transylvanie, où, assure le guitariste Pontus Andersson, ils jouent devant des foules en délire. «En Transylvanie! Tu te rends compte? C’est tellement bien!» Pontus Andersson – alias Bizmark à la scène – est le seul du groupe à vivre de la musique, puisqu’il joue aussi avec d’autres formations, et possède son propre studio, où il produit des groupes de genres musicaux très variés. Y compris de ceux qui lui font un peu honte. «C’est pour ça que je signe mes productions avec un pseudo, et que je prends un nom de scène avec Netherbirds. Je dois séparer les deux mondes pour rester crédible…»

Lorsque Bizmark et Nephente sont en tournée à l’étranger, ils n’aiment pas rappeler que le premier instrument qu’ils ont tenu dans les mains était une flûte à bec, comme tous les enfants de Suède, entrés à l’école à 7 ans. L’apprentissage d’un instrument durant toute la scolarité était obligatoire pour tous jusqu’à peu, et c’est l’une des explications les plus fréquemment avancées par nos interlocuteurs lorsqu’on s’interroge sur cette foison de musiciens que compte la Suède, tous genres confondus.

L’autre explication, Pontus Andersson la raconte plus volontiers, y compris en tournée. «En général, ça fait halluciner tout le monde: j’ai grandi dans une petite ville au nord du pays. A l’adolescence, un copain et moi avons eu envie de faire de la musique, mais nous n’avions rien. Nous nous sommes rendus dans le centre culturel subventionné par la ville, qui met à disposition gratuitement des salles de répétition, mais aussi des instruments. Il y avait là une batterie, des guitares électriques, absolument tout ce dont on pouvait rêver. Nous n’avons eu qu’à remplir un formulaire et, le lendemain, nous avons pu commencer à jouer. Nous pouvions aussi prendre les instruments chez nous, à choix. Le plus incroyable, c’est que nous étions aussi payés pour cela! Chaque heure passée à répéter se traduisait en points, que l’on pouvait convertir en bons d’achat, par exemple pour du petit matériel, comme des plectres ou des cordes de rechange. Ce n’était pas beaucoup d’argent, mais quand on est ado, ça compte beaucoup.»

La Suède est l’un des principaux exportateurs mondiaux de musique. En proportion de son petit nombre d’habitants, elle est le pays où il se paie le plus de droits d’auteur. Evidemment, se dit-on, les chansonnettes d’Agnetha, Ben­ny, Björn et Anni-Frid du cultissime ABBA doivent peser lourd dans le décompte national. Mais elles ne sont de loin pas les seules. Lorsqu’à la fin d’un match de hockey, par exemple, retentit «The Final Countdown», c’est un certain Rolf Magnus Joakim Larsson (alias Joey Tempest) qui touche un peu d’argent. Roxette, Ace of Base, Dr. Alban, Robyn, The Cardigans, Army of Lovers sont autant d’artistes suédois et d’excellents produits d’exportation, aujourd’hui encore.

Au royaume de Carl XVI Gustaf, où l’Eurovision est reine, on fabrique de la chanson populaire à tire-larigot. De la mélodie qui accroche les oreilles et qui fait danser, tout genre confondu, de la variété qui tache au plus obscur du metal, du jazz au punk, de la house au hip-hop, les Suédois sont partout, souvent discrètement, sans qu’on les soupçonne un instant de n’être pas nés anglophones.

En parcourant le Swedish Hall of Fame, une extension du musée ABBA, on découvre avec stupeur, grâce à un parcours en forme de juke-box, la puissance musicale de ce petit pays, véritable usine à tubes. Saviez-vous, par exemple, que si Britney Spears miaule «Baby One More Time», si Katy Perry revendique «I Kissed a Girl», avec tant de succès, c’est à un génial auteur-compositeur-producteur suédois qu’elles le doivent? Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de Karl Martin Sandberg, alias Max Martin. Ni de Karl Johan Schuster, dit Shellback. Ni de Christian Karlson et Pontus Winberg, qui signent Bloodshy & Avant. Sachez seulement que ces éminents Suédois produisent et écrivent pour la crème des interprètes de variété: Pink, Taylor Swift, Maroon 5, Backstreet Boys, Kylie Minogue, Ricky Martin, Jennifer Lopez, Madonna… Tout ce que la planète musique compte de vaches à lait (au sens économique du terme) a un jour passé entre les mains d’un joueur de synthétiseur suédois.

«Les Suédois ont une culture d’entrepreneurs qui se retrouve aussi dans la musique», estime Carl von Schewen, patron de Sound Pollution, un magasin de disques doublé d’une maison de distribution et d’un label, spécialisé punk et metal. L’homme de 52 ans, qui porte les cheveux blancs et un t-shirt des Sex Pistols, semble avoir biberonné tout ce que la Suède compte de groupes rock. «Pour réussir, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut avoir le courage de larguer les amarres. Si des groupes comme Entombed ou Ghost sont aujourd’hui des références internationales dans leur genre, c’est parce les femmes de ces mecs-là les ont autorisés à quitter leur job alimentaire pour se consacrer entièrement à la promotion de leur art.»

Carl von Schewen est lui-même un exemple de réussite entrepreneuriale, puisque sa petite société, fondée au milieu des années 80, salarie une douzaine de personnes, sans avoir trop souffert de la crise qui dévaste l’industrie du disque. «Dans notre niche, les gens n’ont jamais cessé d’acheter des CD et des vinyles, en plus d’avoir un abonnement à Spotify ou de télécharger de la musique ailleurs.»

L’éthique du travail, c’est une chose. Et puis il y a aussi les subsides, les aides gouvernementales ou privées pour les artistes en tournée et autres projets musicaux. Elisabet Widlund est directrice de Musik Sverige, une méta-structure chapeautant tout ce que la Suède compte de fonds de soutien et de promotion de la musique, de syndicats d’artistes ou de professionnels de la branche. «Nous servons d’interlocuteur unique auprès des instances politiques, nous agissons comme un lobby, et par ailleurs essayons de donner une vision d’ensemble aux différentes parties prenantes, pour que tout le monde tire à la même corde, par exemple pour cibler à l’export les marchés les plus intéressants.» Qu’il existe une nuée d’organisations de soutien paragouvernementales ou privées qui nécessitent d’être coordonnées, en soi, en dit long sur les conditions de la création et de l’exportation de la musique en Suède.

Sensibilisation à la musique dès l’entrée à l’école obligatoire, cours de musique extrascolaires quasi gratuits, réseau de centres culturels qui proposent non seulement des infrastructures, mais aussi un coaching pour les musiciens aspirant à devenir professionnels, soutiens tous azimuts aux projets musicaux, dont les tournées à l’étranger, subsides à l’exportation… Tels sont les ingrédients de cette Suède musicale qui s’affiche si vive.

«Malheureusement, depuis quelques années, la musique n’est plus obligatoire à l’école», regrette John Eric Eleby, 51 ans, chanteur professionnel (basse baryton) à l’Opéra royal de Stock­holm, directeur de deux chœurs amateurs et ancien professeur de chant. «Aujourd’hui, les formations pour devenir enseignant de musique sont en voie de disparition. Les fonds alloués aux centres culturels ont été réduits. Le gouvernement est en train de déconstruire une politique d’encouragement à la musique qui donnait d’excellents résultats depuis les années 50.»

Il faudra sans doute plusieurs décennies pour savoir si la fine mécanique de la boîte à musique suédoise peut survivre à la rigueur budgétaire. A moins que son secret ne réside vraiment dans la composition de l’eau…

En visitant le Swedish Hall of Fame, on découvre avec stupeur la puissance musicale de ce petit pays, véritable usine à tubes