Samedi Culturel: Ce succès éclair, inhabituel pour un cinéaste suisse, a-t-il déjà changé votre vie?
Michael Steiner: Pas vraiment: je suis trop occupé pour m'en apercevoir. Je sens bien que les gens commencent à me reconnaître, dans le tram, dans les trains. Mais j'ai surtout un souci: ne pas tomber dans la dépression. La campagne de presse est bientôt terminée et je me consacrerai à de nouvelles recherches immédiatement après. Je veux éviter les temps morts. Parce que la célébrité qu'on peut acquérir en Suisse est plutôt mince. Six ou sept millions de concitoyens peuvent vous connaître, au grand maximum. Et alors? Ce n'est pas assez pour vous empoisonner la tête. Bien sûr que certains collègues m'approchent désormais, mais ça reste très professionnel. Pour connaître la vérité sur mon travail, j'ai heureusement mes amis. Eux me disent ce qui est bon et ce qui est merdique dans mes films.
Pouvez-vous nier que, comme on a pu le ressentir à Soleure lorsque vous avez obtenu le Prix du meilleur film suisse 2005 pour «Je m'appelle Eugen», vous êtes devenu une sorte d'icône?
Je suis très heureux d'avoir remporté le Prix du cinéma suisse. Cette récompense a vraiment salué l'arrivée d'une nouvelle génération. Il était temps que notre cinéma soit reconnu comme autre chose qu'un art bon marché.
Quand vous parlez de nouvelle génération, pensez-vous uniquement à Zurich? Et la nouvelle génération romande, par exemple, qui a remporté les Prix du cinéma suisse les quatre ou cinq années précédentes?
Pardon. C'est vrai: quand je parle de nouvelle génération, je pense d'abord à mon entourage proche. A mon scénariste Michael Sauter, par exemple, qui a écrit Eugen, Grounding, Snow White, Achtung, Fertig, Charlie!... Je ne parle même pas de Zurich, puisque mon entourage caresse des idées sur le cinéma qui ne sont pas forcément partagées par tous les producteurs et réalisateurs zurichois. Je parle donc d'abord de ma famille de cinéastes.
Revenons en arrière. Vous êtes né à Hergiswil en 1969, mais vous avez grandi à Rapperswil.Oui. Rapperswil est une petite ville conservatrice. Pittoresque aussi: un château sur la colline, une vieille ville surannée. Je crois que l'époque dans laquelle j'ai grandi m'a davantage encouragé que le lieu où je vivais. Ma jeunesse s'est déroulée durant la période post-punk du début des années 80. La musique nous influençait. Parce que tout autre divertissement était quasiment absent. Nous allions au pub, boire des verres et élaborer des plans sur le meilleur moyen de sortir de l'ombre.
Etiez-vous un vrai punk?
Bien sûr. J'étais un mélange de ce qu'on appelait new wave et punk: habits noirs, cheveux bizarres.
Et le cinéma?
J'ai découvert les films au gymnase, faute d'en voir en ville. A 15 ou 16 ans, j'ai donc visionné des films d'Andreï Tarkovski et d'autres auteurs de ce calibre. J'y allais parce qu'il n'y avait de toute façon rien d'autre à faire après les cours. Et puis, vers 16 ans, j'ai commencé à écrire pour la page «Jeunesse» de notre journal local. J'écrivais sur les films aussi bien que sur les problèmes que nous avions comme adolescents. Nous allions aussi dans les festivals de musique et j'étais celui qui devait photographier les vedettes. Après un certain temps, j'ai pris goût à combiner les images et l'écriture. Ce qui m'a amené au cinéma.
Quel est le rapport de vos parents avec le cinéma?
Maman était institutrice. Et mon père travaille pour l'entreprise pharmaceutique qui fabrique le Viagra. Ils ont pensé qu'il fallait d'abord faire des études sérieuses, puis trouver un emploi sûr et décent. Je me suis donc ennuyé à l'université pendant deux ans. Et j'ai arrêté pour monter mon premier film.
Parlons de «Grounding». Comment avez-vous rejoint ce film qui était d'abord un projet du producteur zurichois Peter-Christian Fueter?
Grounding est son idée. Je travaillais avec lui pour Eugen et j'ai rejoint l'équipe de création de Grounding au stade de l'écriture. Très vite, les aspects visuels me sont revenus et j'ai été amené à le réaliser. La question qui se posait, notamment, c'était comment reproduire une sensation de turbulences dans le film tout entier.
Il est peu habituel, en Suisse, qu'un réalisateur accepte d'oublier ses projets personnels pour un projet monté par un producteur.
C'est vrai. La tradition suisse voit peut-être ça d'un mauvais œil, mais je dis que c'est bon pour notre cinéma: la responsabilité du film, lorsqu'on approche de budgets plus importants que la normale, est ainsi mieux partagée. J'avais beaucoup sué à porter Eugen seul. J'ai donc été soulagé d'en avoir moins sur mes épaules pour Grounding.
N'est-ce pas ce type de processus créatif que Nicolas Bideau, le chef de la section Cinéma à Berne, cherche à encourager?
Tout à fait. Il apporte un vent nouveau dont nous avions besoin. Je ne crois pas, contrairement à ce que certains craignent, que la Suisse va désormais être envahie par des comédies imbéciles. Il y en aura. Mais la variété de genres est plus profitable pour notre cinéma que la stagnation. Chaque réalisateur de ce pays possède un style différent. Il n'y a donc pas à craindre qu'un seul type de films se mette à sortir de Zurich, par exemple. Ce que Bideau défend, et que je soutiens, c'est une remise en question de notre façon de produire des films. Sans doute, nous, réalisateurs, devons-nous apprendre davantage à laisser aller, à nous fier à des producteurs qui connaissent leur métier. C'est un changement de mentalité qui doit s'opérer dans un pays où l'habitude consistait, jusqu'à présent, à voir une seule et même personne écrire, réaliser et produire son propre film. Le film d'auteur va peut-être en prendre un coup. Il va devoir, d'une manière ou d'une autre, dire au revoir à sa forme la plus rigoureuse.
Sans qu'on puisse parler de film d'auteur, «Grounding» apporte une réflexion sur un fait qui touche la Suisse et les Suisses dans leur identité. Vous devez être satisfait de voir que votre film incite, par son succès, à accélérer la procédure judiciaire engagée contre les anciens dirigeants de Swissair.
C'était notre but de départ. Nous souhaitions faire rebondir cette affaire et relancer une discussion qui était au point mort. Les dirigeants de Swiss nous disaient: «Nous ne regardons plus en arrière. Seul le futur compte. Nous voulons une nouvelle grande compagnie de prestige.» Ils n'ont pas laissé à leurs employés le temps de faire le deuil de Swissair. D'une manière générale, d'ailleurs, la population suisse tout entière n'a pas été aidée à digérer cette affaire. Or, avant de développer une nouvelle compagnie, il me semble qu'il aurait fallu se donner le temps de comprendre. On ne l'a pas permis. Du coup, notre estime de nous-mêmes est restée blessée. Pour l'aborder dans le film, il fallait bien sûr que nous soyons sûrs de chaque fait avancé. Le risque que nous avons pris doit beaucoup à la liberté de travailler dans un petit pays. Nous n'avons pas à satisfaire le monde entier, comme Spielberg. Ça limite les compromis.Vous n'avez pas peur non plus des stéréotypes suisses. Les drapeaux, les montagnes et le folklore ne vous effraient pas.
Pourquoi m'effraieraient-ils? Pour moi, cette tiédeur face à nos symboles est la pire chose qui soit arrivée au cinéma suisse. Les films sont quasiment devenus antipatriotiques, sans pour autant l'être. Hitchcock a filmé les Alpes. Les James Bond aussi. Pourquoi les éviter? C'est le lieu où nous vivons. Ce pays est pittoresque et beau. Dans Eugen, j'ai eu un plaisir fou à filmer le Gothard sous toutes les coutures. Je ne comprends pas pourquoi on s'en prive. Avec le temps, je crois que cette réaction timorée face à notre cadre de vie est devenue un anti-réflexe, une réponse à des prises de position politiques trop radicales, trop extrémistes qui se sont emparées de nos décors, alors que plus personne ne les regardait. A nous, cinéastes, de nous les réapproprier; 68 a vécu et le cinéma politique des années 70 aussi. Il est fini, je crois, le temps où les signes extérieurs du pays, comme le drapeau ou les montagnes, étaient vus comme les appendices d'un Etat central paternaliste et militaire. Je suis un enfant de la pop culture et j'ai envie de partager ces signes sans arrière-pensée politique. Juste parce qu'ils sont beaux. Et c'est vrai qu'ils sont beaux à filmer. Nous avons là une valeur ajoutée très forte pour nos films. Les producteurs de James Bond sont prêts à dépenser des millions pour tourner dans l'Oberland bernois. Et nous rechignons à rouler une heure en voiture pour aller filmer le même Oberland? Alors que nous connaissons même de plus beaux endroits que ceux qu'ils choisissent? Arrêtons cette méfiance. Nous allons finir par être ridicules.
N'avez-vous pas peur qu'on vous réponde que le cinéma suisse ne doit pas ressembler à un 007?
Tiens donc. Il faudrait alors commencer par un peu de modestie. Le cinéaste n'est jamais qu'un clown dans le grand cirque de l'économie suisse. Au mieux, un magicien. Et quel que soit le film, politique ou d'auteur, thriller ou comédie, le cinéma est, d'abord, perçu par le public comme un divertissement. C'est ma position. Si votre équipe elle-même n'est pas enthousiasmée par ce qu'elle fait, vous savez d'avance que vous allez perdre des spectateurs. Arrêtons de parler de grands succès devant des films intimistes qui font 20000 entrées. Sur les 20000, on sait que la majorité provient de gens qui ont leur opinion sur le réalisateur et le film avant même d'entrer dans la salle. C'est du cinéma incestueux fabriqué par des gens qui font du cinéma pour leurs amis. J'ai envie d'attirer dans les salles des gens qui ne me connaissent pas.