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Michel Petrucciani, Michel Butor: Improvisations sur le jazz

Peu avant la fin 1998, le Samedi Culturel avait organisé une rencontre entre l'enfant-prodige du clavier français brusquement disparu il y a trois jours et l'auteur de «La Modification». Un dialogue roboratif que nous publions ici en hommage à Michel Petrucciani.

Et s'ils n'avaient rien en commun, rien d'autre qu'une admiration candide pour l'art de l'autre? Ce doute, Michel Butor et Michel Petrucciani l'avaient vite dissipé, dans une rencontre que nous avions organisée entre eux. Or mercredi dernier, on le sait, le célèbre pianiste de jazz a brusquement disparu, des suites d'une infection pulmonaire foudroyante, à l'âge de 36 ans (LT du 7 janvier). Ce qui donne une nouvelle dimension, émouvante, à ce dialogue où, toutes antennes dehors, l'auteur de La Modification et l'enfant-prodige du clavier français avaient joué le jeu interdisciplinaire avec une égale franchise. Tels on les aime dans leur pratique respective d'improvisateurs sans esbroufe, tels on les retrouve dans un entretien d'une revigorante fraîcheur.

Michel Butor: – Je dois préciser que je ne suis pas du tout un critique de jazz. J'essaie de capter l'évolution de cette musique, mais ma perception est forcément approximative…

Michel Petrucciani: – Rassurez-vous, je ne suis pas la Madame Soleil du jazz! Je sais peu de chose de cette immense aventure, dans laquelle j'ai été embarqué un peu par hasard. Puisque j'ai le droit de poser des questions, dites-moi d'abord comment vous avez rencontré le jazz.

Michel Butor: – C'était il y a un peu plus de cinquante ans, à Paris.

Michel Petrucciani: – L'époque du Blue Note, du Chat qui pêche?

Michel Butor: – Et surtout des caves de Saint-Germain-des-Prés. Paris redécouvrait, avec ivresse, une musique dont elle avait été en partie coupée. Les grands solistes américains pouvaient à nouveau s'y produire librement. Je me souviens très bien de Rex Stewart, Coleman Hawkins, et puis Charlie Parker.

Michel Petrucciani: – Quel effet ça produisait, Charlie Parker, à cette époque-là? Ce devait être assez déconcertant?

Michel Butor: – C'était tout à fait nouveau, et ça scandalisait une bonne partie des amateurs de jazz de l'avant-guerre. Il y avait une terrible bataille, conduite par deux grands critiques qui s'appréciaient beaucoup autrefois mais qui, là, étaient à couteaux tirés…

Michel Petrucciani: – Hugues Panassié et Charles Delaunay?

Michel Butor: – Exactement – je vous parle là de choses d'avant le déluge. Panassié et les siens ne comprenaient absolument rien à cette nouvelle musique. C'était paradoxalement plus facile pour des gens comme moi, qui venaient de la musique classique, que pour de vieux amateurs de jazz, qui étaient perdus dans ces forêts d'accords, ces escalades de gammes pleines de dièses et de bémols.

Michel Petrucciani: – Maintenant plus rien ne choque, les gens sont prêts à tout…

Michel Butor: – Ils «croient» être prêts à tout. Mais il y a toujours quelque chose de nouveau qui finit par arriver, quelque chose qui les trouble. C'est ça qui est si intéressant, ce moment où les gens commencent à se diviser.

Le Temps: – Vous avez une vision optimiste de l'avenir du jazz. Vous pensez qu'il va se produire quelque chose?

Michel Butor: – Oh, j'en suis certain! Moi, j'attends la prochaine secousse. J'ai des amis, amateurs de jazz pourtant, qui pensent que tout est fini, que le jazz est condamné à piétiner. Mais c'est tout à fait faux: quand on sait bien écouter, on sent qu'il y a des symptômes d'autre chose. Vous m'avez fait écouter récemment des musiciens que je ne connaissais pas, et c'est pour moi évident: quelque chose est en train de naître.

LT: – Vu de l'intérieur, c'est le même espoir?

Michel Petrucciani: – Bien sûr. C'est très jeune, le jazz, par rapport

à la musique classique. Le laboratoire du jazz est vraiment ouvert, il y a encore des gens qui y travaillent jour et nuit pour découvrir des choses.

LT: – Son histoire est moins longue que celle de la musique classique, mais condensée sur un siècle où tout va plus vite. Il y a probablement la même évolution entre King Oliver et John Zorn qu'entre Vivaldi et John Cage…

Michel Petrucciani: – Ce qui fait qu'à mon avis, le jazz sera la musique classique du XXIe siècle.

Michel Butor: – Sans aucun doute. Et puis il y a un phénomène très important: le jazz est une musique beaucoup plus ouverte aujourd'hui qu'à l'époque où je l'ai découvert. Le sectarisme était très fort: entre les différentes formes de jazz, mais encore plus entre le jazz et le classique, ou d'autres musiques. Je me souviens, ça m'avait beaucoup frappé, d'un disque d'Armstrong qui prenait pour thème une rumba. C'était surprenant et magnifique, mais ça ne passait pas du tout auprès des puristes. Ce que je veux dire, c'est que les musiques commencent à communiquer beaucoup mieux entre elles: toutes ces fenêtres aèrent l'édifice musical, où l'on respire mieux que par le passé. Et j'attends l'ouverture de beaucoup d'autres fenêtres. Mais vous, de votre côté, est-ce que vous aimez aller chercher votre inspiration ailleurs?

Michel Petrucciani: – Comme point de départ, j'ai toujours besoin d'un petit bout d'histoire, qui déclenche l'envie de raconter quelque chose. Où est-ce que je vais chercher ces espèces de ferments? Un peu partout. En ce sens, je suis sûrement représentatif de ce que vous disiez: je ne me pose pas la question de savoir si ce qui m'inspire vient du jazz ou d'ailleurs, ça m'est complètement égal. L'important, c'est ce qui se passe dans ma tête après ce déclic.

Michel Butor: – Les métamorphoses que subit cette cellule de base quand elle est structurée, ou dérangée, par l'improvisation?

Michel Petrucciani: – C'est ça. Tout est dans le chemin que vous allez suivre pour relier le point A au point B. Mais là, il faut faire très attention aux automatismes. Il existe une routine de l'improvisateur. C'est peut-être un peu pour lui échapper que je compose de plus en plus. Vous rencontrez sûrement ce genre de problème dans votre métier d'écrivain?

Michel Butor: – J'ai une petite expérience d'improvisateur, liée aux cours et aux conférences que j'ai donnés. Tout cela était toujours improvisé – mais naturellement, il s'agissait d'improvisations préparées. Je savais que je devais me rendre de tel endroit à tel autre, mais je ne voulais pas en savoir plus, pour me permettre de varier les chemins. Parfois, quand je devais faire plusieurs fois la même conférence, je m'apercevais que je l'avais enregistrée dans ma tête, à mon insu. C'est une sensation désagréable.

Michel Petrucciani: – Quand on commence à s'ennuyer, on ennuie automatiquement les autres.

Michel Butor: – Voilà. J'ai besoin de sentir l'excitation du public pour trouver des choses nouvelles.

LT: – Mais il y a les trous noirs: pas d'improvisateur sans pannes d'inspiration…

Michel Butor: – Heureusement! A certains moments, dans ces conférences, je me trouve face à une espèce de mur, ou de ravin, et je ne sais pas comment faire pour le traverser. C'est absolument essentiel: comme il est exclu de s'arrêter, il faut tout mobiliser pour réussir à sauter de l'autre côté. C'est à ce moment-là qu'on trouve les choses les plus neuves, celles qu'on n'aurait jamais imaginées dans le calme de son bureau. Cette expérience de l'improvisation, avec ses pannes, est extrêmement importante pour moi.

LT: – La composition ne risque-t-elle pas de geler ce jaillissement, de l'enfermer dans le confort d'une partition?

Michel Petrucciani: – Ça dépend comment on l'envisage. Moi, par exemple, j'aime bien écrire pour les autres. Je pense à un contrebassiste, un saxophoniste, une chanteuse. Si ces gens ne sont pas là pour le jouer, je l'interprète moi-même. Je compose un peu pour moi aussi: comme je commence à peine à savoir jouer, j'ai une petite idée de ce qui me convient. Mais je le fais rarement: quand on est inspiré par soi-même, on finit par écrire toujours la même chose. Là, effectivement, le jaillissement est menacé.

Michel Butor: – C'est un peu le sens des œuvres que je réalise en collaboration avec des artistes, en général des peintres. Le plus souvent l'image existe déjà, et je dois mettre un texte à l'intérieur. C'est une espèce d'arrangement qu'on me soumet, dans lequel je dois intervenir. Mais il arrive, ce que j'aime encore plus, qu'on me demande de faire l'inverse, de composer moi-même l'arrangement. J'écris alors spécialement pour tel ou tel artiste, en essayant d'imaginer quelque chose qui lui plaira, et surtout qui lui donnera envie de faire des choses bien à lui, mais nouvelles. Ça ouvre dans mon imagination des portes qui ne s'ouvriraient pas sans les autres.

Michel Petrucciani: – Duke Ellington procédait ainsi. Ses plus belles compositions, il les a écrites en pensant à ses musiciens: Johnny Hodges, Cootie Williams, Paul Gonsalves. Et pourtant ça restait totalement «sa» musique à lui: son orchestre était vraiment un instrument en dix-huit musiciens…

Michel Butor: – Oui, mais avec tout un éventail de combinaisons: on a l'impression que les personnalités se fondent, et puis se détachent tout à coup pour manifester toute leur originalité. C'est ça qui est passionnant dans le jazz: cette tentative, aboutie, d'harmonie sociale, où les autres vous reconnaissent le droit d'improviser, vous encouragent à dire «je» sans percevoir cela comme une menace pour le groupe.

Michel Petrucciani: – Chose que je regrette dans la musique classique. Les cadences ont représenté cet espace espoir de liberté, qui a finalement été balayé. Les artistes improvisaient, à l'origine, sur un certain nombre de mesures. Mais les musiciens qui ont suivi n'ont pas eu ce courage: ils ont mis par écrit les cadences qui avaient déjà été expérimentées. C'est dommage, cette méfiance!

LT: – Les germes d'inspiration dont vous parliez tout à l'heure, est-ce qu'il vous arrive de les trouver en dehors de la musique?

Michel Petrucciani: – Je pense énormément en termes de peinture, de couleurs surtout. Peut-être parce que c'est plus rapide, en jouant, que de penser à des phrases ou à des textes.

Michel Butor: – Et est-ce qu'il y a des peintres qui ont joué un rôle particulier?

Michel Petrucciani: – Nicolas de Staël est très important pour moi. Kandinsky aussi. Et puis quelqu'un dont je ne retrouve pas le nom, assez peu connu en France: Lyonel…

Michel Butor: – Feininger? [Lire en page 4]

Michel Petrucciani: – Oui, voilà! Ça vous plaît aussi?

Michel Butor: – C'est un très grand peintre. J'ignore quels sont ses rapports avec la musique, mais j'imagine très bien tout ce qu'il peut déclencher dans l'esprit d'un musicien.

Michel Petrucciani: – Je l'ai découvert il y a juste six mois. Un ami m'a emmené voir une exposition en Allemagne, et je suis tombé par terre. Le coup de foudre! Je cherche tout ce qui existe sur lui. Je trouve ça profond, et heureux en même temps.

Michel Butor: – Il y a aussi une espèce de tristesse, mais avec un côté très tendre, malgré tous ses angles aigus. Il a réussi à rendre les angles aigus tendres!

LT: – Vous fonctionnez beaucoup au coup de foudre?

Michel Petrucciani: – Je suis jeune, je ne sais rien de la vie ni des choses. Quand on m'emmène voir quelque chose, je me laisse faire. Il arrive qu'il ne se passe rien sur le moment… Ça me rappelle une anecdote. Un jour où Picasso assistait à l'une de ses expositions, une dame s'approche et lui dit: «Moi, votre période cubiste, ça ne me touche pas, je n'y comprends rien.» Picasso lui répond: «Madame, est-ce que vous parlez le chinois? – Non. – Moi non plus, mais ça s'apprend.» J'aime beaucoup cette histoire: elle montre que l'émotion, la spontanéité, ce n'est pas tout. On dit trop souvent «je n'aime pas», alors qu'on devrait dire «je ne comprends pas encore ce langage». C'est seulement quand on a fait l'effort de l'apprendre qu'on peut dire «ça ne me plaît pas». Avant cela, au fond, on n'en sait rien!

Michel Butor: – C'est vrai aussi pour soi-même. Il y a à l'intérieur de nous des zones verrouillées, totalement impénétrables. L'entraînement à l'improvisation est un des moyens qui permettent de nous les rendre accessibles à nous-mêmes. C'est, pour moi, l'une des leçons fortes du jazz.