Dans le Midwest américain, les amish originaires de Suisse perpétuent l’art du yodel
Reportage
Entre les fermes du Midwest, les amish originaires de Suisse et d’Alsace perpétuent l’art du yodel, symbole identitaire et source de divertissement au cœur de l’ascèse, qui a même inspiré la musique country américaine.

L’U.S. Highway 27 n’est plus qu’une ficelle de bitume à l’entrée de Berne, Indiana, où s’enlacent dangereusement les «trucks» et les calèches. Devant la pancarte en bois blanc annonçant la petite boutique «Hilty's Dry Goods», une fois le vacarme passé, il restera le claquement des sabots. Deux mondes, un horizon: le Midwest.
Les amish ont élu domicile ici, dans l’Adams County, au milieu du XIXe siècle, en provenance de Suisse et d’Alsace. Les mennonites, nés de la Réforme protestante, et leurs dissidents les amish, ont derrière eux une longue tradition de migration pour échapper aux persécutions liées à leur anabaptisme (le libre choix du baptême à l’âge adulte), une liberté de conscience inacceptable pour le pouvoir politique dès le Moyen Age. Dans ces immensités, ils trouvent leur terre de prédilection. Ils sont fermiers, artisans du bois, ouvriers dans des entreprises locales.
Dans l’obscurité de son bazar à peine animé par le gazouillis de la lampe à gaz, Bill Hilty griffonne à la main le prix de ses articles. «Nous vendons des bottes, des draps, de la porcelaine, de l’inox. Ma sœur Emmy a ouvert ce magasin en juillet 1964. Elle est décédée en 2006 d’un cancer du pancréas. On pensait qu’elle avait la grippe. Je l’ai secondée durant 19 ans et demi. Malgré tout, j’apprends tous les jours.»
Parler le «Swiss»
Bill sait que sa famille est, «depuis la Suisse, passée par l’Alsace pour venir ici». Mon père Pete est né ici en 1899. Il a marié une Allemande – qui parlait le Dutch de Pennsylvanie –, ce qui fait que pendant leurs conversations, ils mélangeaient le Swiss et le Pennsylvanian Dutch.»
Vidéo. Regardez Bill Hilty yodler.
C’est la part d’exotisme des amish exilés ici: ils entretiennent leurs racines par la transmission de la langue de leurs ancêtres d’abord: le «Swiss» ou suisse-allemand, qui, au gré des époques, s’est retrouvé teinté d’américain. Bill estime que les anciens qui parlaient le «Swissy-swiss» (le vrai suisse-allemand) ne comprendraient pas celui d’aujourd’hui, trop mélangé.
Le yodel, tu ne peux pas vraiment te le faire enseigner. Tu écoutes et tu essaies de reproduire
Sur le tas de foin, dans la grange avoisinante où il a garé son tricycle, son unique moyen de locomotion, Bill nous offre un extrait de l'autre discrète fierté culturelle des amish suisses de l’Indiana: le yodel qu’il a appris avec ses frères et sœurs «en écoutant les anciens» et que les Amish pratiquent généralement entre eux, sans public.
«Le yodel, tu ne peux pas vraiment te le faire enseigner. Tu écoutes et tu essaies de reproduire. Quand j’étais petit, on yodlait pas mal à la maison. Et puis, j’ai eu un problème avec mes amygdales. J’avais mal à la gorge tout le temps. On a fini par me les enlever. Là, j’ai pu recommencer à fond.»
Un bref raclement de gorge. Une expiration pour chasser le trac. Et une minute de patrimoine sonore à l’emporter (visionner le fichier multimédia sur notre site internet), séance couronnée par nos applaudissements qui finissent de le détendre. «Vous savez, j’ai 69 ans et une crise cardiaque derrière moi. Je ne pratique plus beaucoup, même si j’essaie de l’enseigner à mes deux petits-enfants.»
Trop frivole pour certains
La transmission du yodel entre générations par les amish de l’Indiana a fait l’objet d'une étude il y a vingt ans, dont les conclusions restent pour l’essentiel applicables aujourd’hui, selon son auteur, le professeur Chad Thompson, linguiste à l’Université de l’Indiana à Fort Wayne.
Parmi les différentes fonctions au sein de la communauté, il souligne «le sentiment d’appartenance ethnique». Chad Thompson précise qu’il y a une échelle de «suissitude» entre Suisses d’Amérique. Les non-amish de Berne (que les amish appellent les «English»), originaires pour la plupart du Jura bernois et de l’Emmental, se considèrent plus Suisses que les amish d’Adams County, qui eux-mêmes se considèrent plus Suisses que ceux d’Allen County.
Un évêque m’avait confié à l’époque que yodler était pour lui une activité trop frivole, car, pratiquée en groupe chez les jeunes, elle pouvait ouvrir la porte à la sexualité avant le mariage
Une nuance, toutefois. «Les non-amish ont arrêté de parler le Swiss, qui était plutôt mal vu et quand ils yodèlent, lors des «Swiss Days» (une fête pour célébrer les origines suisses durant l’été), c’est «showy», plutôt kitsch pour dire la vérité. Les amish, eux, véhiculent une authenticité.»
On yodèle aussi pour le plaisir, «l’expression de la joie» au cœur de l’ascèse, «quoiqu’il existe de fortes variations au sein de la communauté», précise le chercheur. «Certains amish refusent de se faire accompagner d’instruments ou de certains instruments, considérés comme trop modernes. Ou ils trouvent le yodel trop divertissant, pas assez religieux. Un évêque m’avait confié à l’époque que yodler était pour lui une activité trop frivole, car, pratiquée en groupe chez les jeunes, elle pouvait ouvrir la porte à la sexualité avant le mariage.»
L’hospitalité par la cuisine
La majorité des amish d’Adams County sont issus du Old Order, le mouvement le plus conservateur dans la vie quotidienne, se tenant aussi éloigné que possible du monde moderne. Leurs calèches (les «buggy») par exemple, ne sont pas couvertes, contrairement à celles des amish d’Allen County un peu plus au nord ou en Pennsylvanie. Ici, on affronte les éléments.
L’hospitalité de la famille Wengerd tranche avec ce conservatisme enrobant la communauté. Leur ferme est au bout d’une petite route en terre à la frontière de la ville de «Geneva», au bord de la rivière. Levi, le père, son épouse Liz, et trois de leurs quatre enfants Levi Jr., Rosa et Suzanne, nous accueillent avec une certaine curiosité liée à nos origines. «Vous parlez le Swiss? Vous pouvez lire une Bible en Allemand? Et vous, vous savez yodler?»
Liz, Coblenz par son père et Graber par sa mère, sort du tiroir un livre de cuisine écrit par sa défunte maman Elisabeth Coblenz, qui était une chroniqueuse culinaire réputée. Puis nous offre une «Summer Sausage» à base de cerf pour célébrer leur terroir. Avant d’entonner «Eismal Yodele» en famille (à écouter sur notre site internet).
«Quand j’avais 6 ou 7 ans et que j’allais au poulailler chercher les œufs, je yodlais déjà», raconte Levi. «Maintenant c’est plutôt à l’écurie quand je suis seul et que personne ne peut m’entendre. Pourquoi on le fait ? Parce que ça rapproche la famille…»
Jimmie Rodgers et le yodel américain
Le yodel semble aussi avoir rapproché les peuples. Dans son dernier ouvrage sur le yodel, l’écrivain et DJ néerlandais Bart Plantenga, référence dans le domaine, rappelle à quel point le chant ancestral qui servait de cri d’appel pour les bergers dans les Alpes mais également répandu en Afrique centrale, reste vivant et influent aujourd’hui. Autrefois, il a déteint sur la musique américaine.
«Prenez quatre ambassadeurs de la musique country, Hank Williams, Jimmie Rodgers, Slim Whitman ou Eddie Arnold: ils sont devenus des stars grâce au yodel. Pour certains d’entre eux, cette technique a permis d’apporter plus de sens à leurs paroles et d’élargir la palette des émotions. Le yodel exprime le joie ou la mélancolie, il peut réveiller un public ou servir de berceuse…»
La légende raconte que Jimmie Rodgers, considéré comme le père de la country music, a croisé, quelque part dans le Midwest, une bande de yodleurs suisses en tournée. Quelques mois plus tard, le 30 novembre 1927, il enregistrait son premier «Blue Yodel», considéré comme un mélange de blues, de yodel européen, et de technique du falsetto (casser l’octave) afro-américain.
Vidéo. «Blue Yodel» de Jimmie Rodgers
Sans preuve concrète, Bart Plantenga n’a en revanche aucun doute sur le fait que le yodel lui est certainement venu d’un «besoin, attendrissant de la part de l’artiste, d’exprimer ses propres doutes et ses chagrins». Des artistes contemporains, comme la Valaisanne née aux Etats-Unis Erika Stucki, perpétuent ce patrimoine à travers leur répertoire.
«Ces mélodies ont la particularité de mettre les gens en transe», explique l’artiste au Temps. «Le yodel est totalement branché actuellement. Je reçois deux demandes par semaine pour mes ateliers sur le yodel. Les jeunes veulent du vieux.» Ce ne sont pas les amish du Midwest qui s’en plaindront.
* «Yodeling in the Indiana Swiss Amish»
** «Yodel-Ay-Ee-Oooo: The Secret History of Yodeling around the World» et «Yodel in Hi-Fi: from kitsch folk to contemporary electronica»