Mircea Cartarescu: «J’ai écrit ce livre comme une déclaration d’amour universel»
Livres
«Solénoïde», du Roumain Mircea Cartarescu, est une architecture fantastique, réaliste, métaphysique et onirique, porteuse d’espoir

Un roman monde, un roman monstre: dans ses 800 pages, Solénoïde tresse un récit réaliste avec du fantastique et des envolées oniriques, expressionnistes, scientifiques et surtout métaphysiques. Comment s’édifie un tel monument? «C’est un mouvement spontané, dit Mircea Cartarescu. J’écris d’un jet, sans plan ni corrections, quand j’ai quelque chose à communiquer. C’est le livre qui me dit quand c’est terminé, au bout de 200 ou 1000 pages.» Avant de passer en Suisse, l’auteur, arrivant de Bucarest, fait halte à Paris pour la sortie de son livre en français. Une langue qu’il maîtrise, comme la plupart des Roumains cultivés, mais pour préciser sa pensée, sa traductrice virtuose, Laure Hinckel, joue l’interprète.
En Roumanie, Mircea Cartarescu enseigne la littérature roumaine à l’université et travaille comme journaliste, engagé «parce que ce pays a besoin qu’on y défende l’esprit de la démocratie, les droits humains, l’Europe». C’est surtout comme poète et romancier qu’il est célèbre, mais, dit-il, «je ne me dis pas écrivain, c’est un mot trop grand, j’en ai une trop haute idée: on ne se dit pas prophète, savant, illuminé. C’est aux autres de le faire. Je me vois comme un artisan.»
Solitaire ou solidaire
Solénoïde se présente comme le journal d’un écrivain raté, double inversé de l’auteur, né en 1956 comme lui. Ce jeune homme n’a pas de nom, vit dans une Bucarest imaginaire, mélancolique et sinistre, dans un temps indéterminé. «Mais cette histoire n’est que le squelette du roman, tout est dans les détails: c’est un livre sur le salut de l’humanité, une déclaration d’amour universel, une protestation contre la mort. Il est placé sous un éclairage éthique beaucoup plus qu’esthétique. Pour la première fois, je me suis posé la question du salut: individuel ou collectif. Solitaire ou solidaire, comme dit Camus. Une parabole parcourt le livre, un dilemme moral: dans une maison en flammes, que sauvez-vous – le nouveau-né ou l’œuvre d’art universelle? Partout et toujours, la réponse est l’enfant, quel que soit son devenir, parce qu’il représente l’avenir, la vie. Personne n’est prédestiné à devenir un criminel, chacun a droit au salut.»
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Le narrateur y accède par l’écriture. Il s’évade du monde réel, accablant, dans une quatrième dimension, où il affronte la déesse de la mort. Elle lui ouvre le portail vers un autre monde, mais en vérité, il était ouvert depuis longtemps, il suffisait de l’amour. «Le salut n’est pas individuel. J’ai été étonné de le constater, jusqu’ici, je croyais surtout en la littérature. Mais comme le dit saint Paul, l’amour est plus fort que la foi. C’est une valeur universelle. L’œuvre de Dante le dit, celle de Kafka ou celle de Joyce aussi.»
Procession fellinienne
Au début de Solénoïde, le narrateur enseigne dans une école misérable d’un quartier populaire, comme l’auteur lui-même, dans les années 1980. Mais le récit s’envole très vite de ce réalisme dans une danse burlesque, une procession fellinienne des professeurs. «Je me suis amusé mais avec tendresse. Et ces figures m’ont entraîné vers le fantastique: la prof de physique révèle au narrateur les solénoïdes, ces bobines électromagnétiques dont l’énergie finira par détruire le mal à la racine, en anéantissant le vieux monde. Un autre encore l’emmène dans la fabrique désaffectée près de l’école, un portail vers des univers inconnus. Une troisième le mettra en contact avec les «piquetistes», ces gens qui manifestent contre la mort et le malheur. Ils savent qu’ils ne les vaincront pas car notre existence se déroule dans un abattoir dont on ne sort pas vivant, mais ils se disent que ça vaut le coup d’essayer, c’est une question de dignité, car le plus grand crime, c’est la mort de la conscience.»
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Ce jeune professeur solitaire et désemparé vit dans une maison-navire aux mille pièces, construite par un savant visionnaire. Ce château délabré abrite en sous-sol un solénoïde. L’énergie que dégage la bobine permet au narrateur de flotter au-dessus de son lit, ce qui donne à ses ébats amoureux une magie supplémentaire! Tout le livre, dans ses envolées expressionnistes, peut se lire comme un voyage en quête d’une quatrième dimension qui donnerait accès au monde réel, alors que nous vivons dans l’illusion. On y croise des savants – Nicolae Minovici, qui effectua des recherches sur les effets de la pendaison contrôlée, et son frère Mina, le médecin fondateur d’une sorte de musée de la mort, la Morgue, qui joue un grand rôle dans le livre; ou encore les mathématiciens Hinton et Boole, ou la fille de ce dernier, Ethel Voynich, auteure du roman Le Taon.
Dans le monde des acariens
«J’ai toujours aimé les spéculations métaphysiques, les mathématiques, la chimie, fasciné par l’idée de mondes enfermés les uns dans les autres.» Dans la cosmologie de Cartarescu, le monde obscur des insectes suscite des pages étonnantes sur ces créatures monstrueuses qui grouillent et prolifèrent: «Le narrateur entreprend un voyage proprement christique dans l’univers des acariens, cette métaphore d’une humanité qui se croit seule existante. Depuis le monde supérieur, il veut leur apporter un message d’espoir: vous n’êtes pas isolés. Mais la conclusion est tragique: il n’y a pas de langage commun entre les mondes, pas de compréhension possible. Mais cet échec n’est qu’une étape, à la fin, il y a l’amour qui sauve, c’est la seule vérité. C’est un fil rouge qui traverse toute la littérature, et je m’accroche à ce fil, comme tout artiste.»
Avec la reprise et le développement des motifs, Solénoïde évoque une symphonie. Pour l’auteur, c’est plutôt «une cathédrale gothique, avec ses colonnades, ses voûtes qui s’élèvent vers l’absolu dans leur verticalité». Il crée un univers visuel à la De Chirico, qui évoque un champ de ruines d’où l’élément humain a été effacé. Car Cartarescu est d’abord un poète, comme son personnage. Celui-ci a cependant été symboliquement assassiné par la critique, à 20 ans.
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«J’ai vécu la même scène, mais mon œuvre a connu un grand succès qui a changé ma vie. J’ai voulu voir ici les effets d’un refus, peut-être que je serais resté simple professeur et que j’aurais été plus heureux – heureux dans mon malheur, comme on dit de Kafka! La poésie m’a aidé à écrire de la prose, les images me viennent naturellement, les meilleures pages m’ont été dictées – par les muses, Dieu, le daimon, l’inconscient, comme vous voulez. Les rêves aussi jouent un grand rôle. Ils me permettent d’explorer d’autres mondes, des univers inavouables, d’entrer dans le château, devant la porte interdite où je n’ose pas entrer car je sais ce qui s’y trouve.»
Terreurs de l’enfance
Le registre réaliste, autobiographique, montre un monde triste, accablé. On y lit en filigrane une critique de la dictature communiste délirante, mais ce n’est pas le sujet ici, l’auteur en a fait la satire dans sa trilogie Orbitor. De beaux personnages de Roms réparent la «faute historique des Roumains envers les Tziganes qu’ils ont maintenus en esclavage et niés en tant que peuple». On lit aussi l’aveu d’un chagrin intime, secret, la mort d’un jumeau, disparu étrangement dans les hôpitaux, et le tableau des terreurs de l’enfance, de la «trahison» de la mère qui a livré l’enfant aux mains brutales des soignants.
C’est aussi un vibrant hommage à la littérature avec laquelle l’auteur est «marié» depuis toujours par un amour fou. «Il n’y avait pas beaucoup de livres chez moi. J’allais à la bibliothèque: toute ma jeunesse j’ai lu huit heures par jour.» Ces lectures irriguent tout le livre, et d’abord celle de Kafka, ce prophète. Vers la fin, sur une douzaine de pages se répète plus de 200 fois l’expression «à l’aide!». Ce cri pourrait servir de titre au roman tout entier. Pourtant, au terme de l’errance, quand l’énergie des solénoïdes arrache du sol la Bucarest rêvée, coupant le mal à la racine, le héros passe dans la lumière d’un autre monde avec ceux qu’il aime, sacrifiant son manuscrit: la vie, l’enfant ont gagné sur l’œuvre.
Rencontre exceptionnelle avec Mircea Cartarescu di 22 septembre à 18h30 à la Fondation Jan Michalski à Montricher. Réservation: rencontre@fondation-janmichalski.ch
Mircea Cartarescu
Solénoïde
Trad. du roumain par Laure Hinckel
Noir sur Blanc, 849 p.
Citation:
«Les écrivains voient-ils jamais quelque chose? Leurs portes peintes sur le mur infiniment épais de notre cellule de condamnés à mort s’ouvrent-elles jamais?»
p. 537