Ces jours, «Le Temps» part à la découverte d’institutions muséales très méconnues en Suisse.

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Le Musée d’Estavayer-le-Lac et ses grenouilles a vu son nom changer récemment – il s’appelait auparavant simplement Musée des grenouilles. C’est qu’il a la particularité d’accueillir, depuis sa création à la fin des années 1920, un patrimoine à deux têtes: une collection autour du vieil Estavayer d’un côté, une étrange collection de grenouilles taxidermisées de l’autre.

Quatre salles de cette belle bâtisse du XVe siècle abritent ainsi une collection de «documents significatifs de l’histoire de la cité». Les pièces les plus anciennes remontent au néolithique, et elles ont été trouvées dans la bande de terre créée à Estavayer au moment de la première correction des eaux du Jura. On y découvre aussi une collection d’armes léguée dans les années 1920, ainsi qu’un vaste ensemble d’objets historiques relatifs à la vie quotidienne. Ces salles sont bien remplies: les collections y sont exposées de manière non hiérarchisée, sans texte mural ni cartels. Toute liberté est donc laissée au spectateur, qui peut y déambuler et laisser son intérêt être piqué par les curiosa qui s’y trouvent.

Mobilier miniature

Mais les véritables stars du musée sont bien évidemment les grenouilles naturalisées, datant du milieu du XIXe siècle, que l’on ne découvre qu’à l’issue du parcours. L’ultime salle abrite en effet une collection de 108 batraciens, réunis dans des saynètes de la vie quotidienne. La famille, les loisirs ou encore certains environnements professionnels, du barbier au notaire, en passant par l’armée, sont l’objet de mises en scène aussi vivaces que minutieuses. La précision des poses des animaux est redoublée par celle des multiples accessoires et par le mobilier miniature, inspiré du style local de l’époque, et dont on trouve des exemples à échelle 1 dans le reste du musée.

Comme l’explique Ingrid Butty, conservatrice depuis 2016, cette collection est très peu documentée et reste, à bien des égards, fort mystérieuse. Son auteur, d’abord: si la paternité des grenouilles est officiellement attribuée à François Perrier (1813-1860), un officier subalterne du Vatican, cadet d’une grande fratrie qui revint à Estavayer une dizaine d’années avant sa mort, des doutes importants subsistent néanmoins sur son identité, qui tient de la légende plus que du fait historique. L’histoire de la circulation de la collection, jusqu’à son arrivée à l’hôtel Bellevue, où elle resta exposée avant d’intégrer les collections du musée, n’est pas connue avec plus de certitude. On estime simplement que l’ensemble actuel ne représente environ qu’une moitié de l’état original, dont certains spécimens abîmés ont dû disparaître. Enfin, les procédés de fabrication font également l’objet de spéculations, ce qui complique la tâche des restaurateurs. «On pense qu’il a éviscéré les batraciens par la bouche», annonce pudiquement le texte d’accueil. Remplies de sable, elles ont ensuite été arrangées dans les positions souhaitées à l’aide de fils de fer. On n’en saura pas plus – les défenseurs du droit des animaux apprécieront.

Critique sociale proto-marxiste

Si la taxidermie, qui connaissait un véritable engouement au moment de la réalisation de cette série, vise généralement à préserver des spécimens rares, ou en voie de disparition, elle a été dans le cas présent utilisée sur des espèces très communes dans cette zone alors marécageuse. C’est qu’elle a surtout pour vocation ici de faire œuvre de satire sociale, dans la lignée du genre de la fable. Souvenez-vous de La Fontaine: «Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons: ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes. Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.» Une fois le choc, la gêne, l’amusement et éventuellement le dégoût passés, on commence en effet à regarder de près ces petits animaux pour découvrir que non seulement ces scènes de vie traversent toutes les couches sociales, mais que celles-ci ne sont pas toutes traitées de la même manière. D’un côté, les nantis sont représentés par des animaux boursouflés et ridicules, au physique vilain. De l’autre, les grenouilles des classes laborieuses sont traitées avec clémence: les travailleurs semblent à la fois plus en forme physique et plus joyeux.

Mais ramener cette collection à une dimension de critique sociale proto-marxiste normaliserait presque trop la bizarrerie absolue du spectacle qu’elle offre: grenouilles qui trichent aux cartes, dévorent des assiettes de spaghettis, grenouilles qui nourrissent des poules dans une ferme, grenouille-cavalier chevauchant un écureuil, grenouilles ivres, studieuses, heureuses, combatives, grenouilles concentrées, grenouilles déprimées. L’anthropomorphisation, l’effet de réel créé par l’usage de détails, de même que les jeux sur l’échelle corporelle, sont des ressorts classiques du comique autant que du fantastique. Ils peuvent, de fait, servir à amuser aussi bien qu’à terrifier. A Estavayer, la précision des mises en scène fait que l’on peut facilement se laisser absorber de longs moments dans ces petites vitrines, et prendre la pleine mesure de l’étrangeté franchement inquiétante des créatures qu’elles abritent.


Pratique.

Musée d’Estavayer-le-Lac et ses grenouilles. Rue du Musée 13, 1470 Estavayer-le-Lac (FR). Ouvert de mardi à dimanche, 13-18h, jusqu'en décembre. Tél. +41 26 664 80 65.