Les musées face aux défis du virtuel
Expositions
Le confinement des équipes et des visiteurs met le monde de l’art devant une urgence: proposer des programmations numériques attractives. Mais les institutions ont du retard à rattraper

Participer à un cours de dessin, une séance de yoga arty, un concours d’invention d’alphabet, visiter Art Basel Hong Kong stand par stand depuis chez soi, suivre un live-stream depuis des espaces d’expositions vides, ou un film généré par intelligence artificielle pendant 24 heures: depuis les débuts du confinement, le monde de l’art tout entier semble rivaliser d’ingéniosité pour imaginer des propositions en ligne. L’enjeu est de fidéliser les visiteurs en attendant les réouvertures, de garder soudée une communauté artistique largement affectée. Il s’agit aussi de maintenir au travail les équipes dans un moment critique, à l’heure où même de grandes institutions comme le MoMA de New York licencient à tour de bras.
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Mais ce qui saute aux yeux devant l’avalanche de newsletters qui continuent de pleuvoir dans les boîtes mail, c’est l’important retard pris par les institutions artistiques en matière de programmation numérique: peu de propositions pensées spécifiquement pour le web, et des contenus qui se limitent à de la médiation. Quant aux visites virtuelles qui connaissent un regain de popularité, il suffit de tenter l’expérience pour voir que cela ne marche pas. A l’usage, aucune fluidité, ni aucun effort pédagogique. Autant prétendre qu’utiliser Google Street View équivaut à une balade en amoureux dans les rues de Venise au printemps.
Travail à rétribuer
Les institutions qui s’en sortent le mieux sont, logiquement, celles qui travaillent prioritairement sur la création numérique, ou celles qui disposaient déjà de plateformes de programmation virtuelle. C’est le cas du Centre d’art contemporain de Genève, qui a ouvert le 5e, son cinquième étage virtuel, en 2019. Originellement conçu pour héberger une activité parallèle à celle du centre, il permet à Andrea Bellini, le directeur, de poursuivre avec son équipe une activité de programmation depuis un mois.
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Cette politique de production de contenus en ligne permet également de faire circuler un peu d’argent en direction des artistes
On y trouve de classiques contenus de médiation, mais aussi une web radio pointue et des productions inédites, mises en ligne chaque jeudi. Pour le directeur, si cette politique de production est une façon de poursuivre ou d’entamer des collaborations, notamment en lien avec la Biennale de l’image en mouvement, elle permet également «de faire circuler un peu d’argent» en direction des artistes durement frappés économiquement par les annulations d’expositions et de foires.
Marta Ponsa, l’historienne de l’art et commissaire qui assure, depuis sa création en 2007, la programmation de l’espace virtuel du Jeu de Paume à Paris, rappelle d’ailleurs que ces espaces en ligne reposent sur un modèle économique bien réel. «Nous disposons d’un budget de production pour chaque projet artistique. Cela valorise et rémunère la conception de la part des artistes ainsi que les frais liés à la création des pièces. Ces œuvres sont peut-être immatérielles et leur entrée dans le marché de l’art plus complexe, mais derrière cette réalité, il y a un travail qu’il faut rétribuer.»
Elargir les publics
Au Centre d’art, les nouvelles productions sont financées avec le budget originellement attribué à l’exposition du printemps, ajournée. Mais le 5e a fait l’objet d’une campagne de levée de fonds spécifique, et d’un temps long d’élaboration. Car il est quasi impossible de mettre au point une programmation numérique en trois jours. Les temps de réflexion, de conception, de développement technique sont incompressibles. Et il faut disposer, de préférence, d’un réseau d’artistes familiers des formes d’art qui passent le mieux la barrière de l’écran. Si Lafayette Anticipations, la fondation des Galeries Lafayette, est parvenue à répondre rapidement à la situation de crise sur un système de propositions quotidiennes, c’est justement parce qu’elle dispose d’un réseau de ce type.
Nous voulions toucher un public plus large, en dehors de la place de la Concorde et même en dehors des frontières de la France
Comment expliquer ce retard généralisé? Pour Andrea Bellini, les causes sont culturelles, mais aussi politiques: les financeurs pensent le public en termes physiques. Pourtant, ces plateformes représentent de véritables opportunités pour élargir la fréquentation. C’est d’ailleurs l’idée initiale de la création de l’espace virtuel au Jeu de Paume. «Nous voulions toucher un public plus large, en dehors de la place de la Concorde et même en dehors des frontières de la France», explique Marta Ponsa, qui rappelle que le bâtiment, aux allures de temple, et son adresse «à proximité de lieux de pouvoir comme l’Assemblée nationale ou l’église de la Madeleine» restent très connotés. A Genève, le 5e accueille aujourd’hui plus de public que l’espace d’exposition, et attire des visiteurs virtuels du monde entier.
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Puisque ce temps d’arrêt est propice à l’imagination, on ne peut donc qu’espérer que la sortie de crise coïncidera avec le lancement d’un chantier de réflexion sur la place de la création artistique en ligne. Si les budgets sont aux rendez-vous.
Quatre œuvres numériques qui valent le coup d’œil
Lauren Huret et Fragmentin, «Burningcollection.tv» (2020)
Cette œuvre générative, commandée à l’artiste genevoise et le collectif lausannois par le Jeu de Paume, mélange en direct les cinq vidéos les plus regardées en temps réel sur YouTube. Ces images, brûlées par les filtres, offrent une psychanalyse en direct des médias globalisés.
Allan McCollum, «An Ongoing Collection of Screengrabs with Reassuring Subtitles»
Figure majeure de l’art américain depuis les années 1980, McCollum a une pratique en ligne plus discrète. Cette collection de 1200 captures d’écran aux sous-titres rassurants, collectés depuis 2015, nous parle autant de la solitude derrière un écran que de la nécessité d’être solidaires, et elle résonne particulièrement bien en cette période de crise mondiale.
Orian Barki et Meriem Bennani, «2 Lizards» (2020)
Improvisée par les artistes dans leur studio new-yorkais au début du confinement, cette série de vidéos d’animation suit la vie quotidienne et les réflexions de deux lézardes humanoïdes au temps du virus.
Erin Espelie, «Inside the Shared Life» (2017)
La plateforme de vidéo en ligne créée en 2013 expose en avril un film de la réalisatrice américaine Erin Espelie. Hommage à la biologiste Lynn Margulis, cet essai visuel, avec ses images abstraites de systèmes vivants, célèbre la puissance radicale de la biologie. A voir jusqu'au 28 avril.