Critique: le pianiste était en concert samedi au Victoria Hall de Genève
Ahmad Jamal, le sourire du jazz
A la tête d’un big band de… quatre musiciens, lui compris, Ahmad Jamal donnait samedi au Victoria Hall de Genève un de ces concerts-sommes où s’apaisent les tensions et s’unissent les contraires: la quintessence d’un jeu, toujours plus orchestral, où exubérance et profondeur s’apprivoisent en une secrète et miraculeuse osmose.
Pas de «Billy Boy» ou de «Poinciana» samedi, ces deux thèmes dont les très dépouillées versions jamaliennes ont valu à leur interprète une subite accession à la notoriété publique, et presque au vedettariat, dans les années 50. Soit un refus de la nostalgie, de toute forme de passéisme d’ailleurs qui n’a pas empêché le concert de se poser en bilan, non tant de la carrière singulière du pianiste que du jazz dans son entier.
De cela, l’entrée en scène de Jamal, précédé d’un sourire extatique à la Ray Charles qui ne le quittera plus durant les deux heures de ce récital sans entracte, était comme l’expression symbolique. Ce sourire, c’est ce qu’il retient de la prodigieuse et tout à fait improbable aventure du jazz, ce qui en résume à ses yeux l’apport à un XXe siècle défiguré par les tragédies, et qu’il veut à tout prix offrir au siècle XXI. Qu’attend-il de ses musiciens? Pas tant qu’ils lui obéissent au doigt et à l’œil, comme on l’a dit, mais qu’ils soient en communion avec ce sourire libérateur.
«Bigger than life»
Tout le concert de samedi était dans ce bonheur digne, à la fois plaisir simple de jouer et conscience de le faire pour plus que ça, presque au service d’une mission. D’où cette sensation, terriblement communicative désormais en disque et en concert, de profusion, de démesure, de «bigger than life» qui appelle toutes sortes de métaphores mythologiques. Tous s’y prêtent, musicalement et parfois physiquement, dans ce quartette aux dimensions cosm(olog)iques. Il y a du Vulcain dans les basses ronflantes de Reginald Veal. La frappe herculéenne du batteur-bâtisseur de cathédrales Herlin Riley recadre en souplesse les embardées des trois autres. Manolo Badrena, percussionniste décomplexé, a la malice d’un Hermès intarissablement inventif, la ruse d’un Ulysse sur le qui-vive créatif, l’élan irrépressible d’un Eole s’insinuant dans tous les interstices de l’édifice. Quant à Jamal, il est l’Olympe à lui tout seul, trop occupé à ne pas se laisser submerger par le perpétuel flux et reflux de ses réminiscences (83 ans d’âge au compteur et presque trois quarts de siècle de carrière!) pour se composer un visage humain: c’est avec tous les attributs de sa majesté, tous les signes extérieurs d’un dieu du jazz qu’il faut désormais l’accepter – ou le rejeter, au nom par exemple de son refus buté du pathos, de cette absence de conscience créatrice torturée en quoi certains veulent voir l’essence même de l’art. Tant pis pour eux: Jamal n’en a jamais fait qu’à sa tête, qu’il a sur les épaules et, depuis la constitution de ce quartette épique, très haut dans les nuages.