A la tête d’un big band de… quatre musiciens, lui compris, Ahmad Jamal donnait samedi au Victoria Hall de Genève un de ces concerts-sommes où s’apaisent les tensions et s’unissent les contraires: la quintessence d’un jeu, toujours plus orchestral, où exubérance et profondeur s’apprivoisent en une secrète et miraculeuse osmose.

L’ovation qu’on lui a faite samedi est une politesse, l’élémentaire reconnaissance du public pour un artiste que pourtant il connaît mal. Par raccourcis, demi-vérités, rumeurs colportées. Jamal en portrait-robot, sans overdose de dates? On veut bien essayer.

C’est l’histoire d’un affranchi, presque un rebelle, en porte-à-faux avec son environnement. Le genre de forte tête qui préfère, dans un contrôle de police, raconter les tribulations de ses ancêtres plutôt que de décliner son identité. L’histoire aussi d’un insatisfait viscéral soudain réconcilié avec lui-même. Sur le tard, certes, mais qui profite de cet inespéré sursis pour s’offrir une nouvelle jeunesse, à l’âge où le grand plongeon dans l’éternité tient à une seconde d’inattention. Ahmad Jamal, (auto)exhibé samedi en fringant jeune homme à jamais vacciné contre la décrépitude, est cette vivante énigme qui a su faire de ses contradictions le moteur même d’une trajectoire artistique.

Adulé par le public dans les années 50, il est majoritairement rejeté par une critique suspicieuse qu’incommode depuis toujours le brouhaha du succès – faut-il dire le vacarme, insoutenable, des silences dont il parsème alors son jeu ? Encensé aujourd’hui par cette même critique – enfin, pas tout à fait la même: celle de l’après-free jazz a mis de l’humilité dans ses anathèmes –, il n’est pas (ou plus) pour le grand public une figure emblématique à l’aura imparable, géant du jazz coté en bourse comme cet Erroll Garner qui reste l’un des fondamentaux de son jeu. Cette baisse d’adulation bruyante, inversement proportionnelle au respect qu’il inspire, Jamal la vit comme une sorte de conquête. C’est qu’il a du succès et de ses vanités la conception un peu hautaine des esthètes sûrs de leur art: une grimace un peu disgracieuse infligée par le public à un artiste encensé, le plus souvent pour de mauvaises raisons. Billy Boy en 1952, Poinciana plus encore en 1958 touchent le cœur des foules sentimentales, en l’occurrence bien inspirées: ce sont d’incontournables chefs-d’œuvre. Mais leur interprète n’en a cure: il refusera toujours d’en faire des «Take Five» ou des «Hello Dolly», points d’orgue obligés de concerts où tout le reste ne serait pour le parterre hystériquement conditionné qu’interminable remplissage.

Sourire extatique à la Ray Charles

Pas de «Billy Boy/Poinciana» samedi donc, mais un concert-bilan tout de même, d’une façon sublimée où la psychanalyse verrait un transfert: celui de la carrière singulière du pianiste vers le mode d’expression global dans lequel elle s’inscrit – le jazz en l’occurrence. De cela, l’entrée en scène de Jamal, précédé d’un sourire extatique à la Ray Charles qui ne le quittera plus durant les deux heures de ce récital sans entracte, était comme l’expression symbolique. Ce sourire, c’est ce qu’il retient de la prodigieuse et tout à fait improbable aventure du jazz, ce qui en résume à ses yeux l’apport à un XXème siècle défiguré par les tragédies, et qu’il veut à tout prix offrir au siècle vingt et un. Qu’attend-il de ses musiciens? Pas tant qu’ils lui obéissent au doigt et à l’œil, comme on l’a dit, mais qu’ils soient en communion avec ce sourire libérateur. Tout le concert de samedi était dans ce bonheur digne, à la fois plaisir simple de jouer et conscience de le faire pour plus que ça, presque au service d’une mission.

D’où cette sensation, terriblement communicative désormais en disque et en concert, de profusion, de démesure, de bigger than life qui appelle toutes sortes de métaphores mythologiques. Tous s’y prêtent, musicalement et parfois physiquement, dans ce quartette aux dimensions cosm(olog)iques. Il y a du Vulcain dans les basses ronflantes de Reginald Veal. La frappe herculéenne du batteur-bâtisseur de cathédrales Herlin Riley recadre en souplesse les embardées des trois autres. Manolo Badrena, percussionniste décomplexé, a la malice d’un Hermès intarissablement inventif, la ruse d’un Ulysse sur le qui-vive créatif, l’élan irrépressible d’un Eole s’insinuant dans tous les interstices de l’édifice.

Quant à Jamal, il est l’Olympe à lui tout seul, trop occupé à ne pas se laisser submerger par le perpétuel flux et reflux de ses réminiscences (83 ans d’âge au compteur et presque trois quarts de siècle de carrière!) pour se composer un visage humain: c’est avec tous les attributs de sa majesté, tous les signes extérieurs d’un dieu du jazz qu’il faut désormais l’accepter – ou le rejeter, au nom par exemple de son refus buté du pathos, de cette absence de conscience créatrice torturée en quoi certains veulent voir l’essence même de l’art. Tant pis pour eux: Jamal n’en a jamais fait qu’à sa tête, qu’il a sur les épaules et, depuis la constitution de ce quartette épique, très haut dans les nuages.