Athens, Alabama. Une charmante ville du Sud. Ses églises, sa centrale nucléaire, son groupe de rock. En 1862, quand un colonel des forces nordistes, un immigrant russe, occupe le coin, il lance à ses hommes en furie: «Je ferme les yeux pendant deux heures. Je ne vois rien.» Razzia sur la cité, sur ses femmes et ses échoppes. L’attaque est encore commémorée aujourd’hui sous le nom de viol d’Athens. Alors, quand ils débarquent à Montreux, ces musiciens de 20 ans à peine, on ne peut s’empêcher d’y penser. A cette histoire américaine qu’ils semblent travailler au corps électrique.

Lundi, il est déjà tard. Ils arrivent sans se presser. Cinq silhouettes, l’imposante Brittany Howard, les cheveux patraques, des lunettes de communiante. Elle rit d’un éclat qui s’étend loin à la ronde. Depuis quelques mois, ils font parler d’eux. Le New York Times, fatigué des demi-révélations rock de Brooklyn, a tressé leur éloge. Ils ont joué dans les émissions tardives des chaînes nationales. Ils n’ont pas les tics fats de ceux que la rumeur poursuit. Heath Fogg, le guitariste, est un blondinet souriant d’une parfaite urbanité sudiste. Il vous raconte dans un anglais qui traîne l’aventure paradoxale d’un succès que personne n’attendait.

«J’ai entendu il y a quelques années une démo de ces étudiants. Cela ne ressemblait à rien. Ils faisaient un rock plein de soul, assez kitsch, mais complètement différent de ce qui se passait en général à Athens. Et puis, il y avait Brittany. Alors, je leur ai proposé mes services.» Brittany Howard, dans la foulée, sur la scène de l’Auditorium Stravinski, prouve en deux cris qu’il avait raison. Elle est un avatar noir de Janis Joplin. Une diva sans surmoi, capable de taillader aux veines une ballade sans nom, puis de se jeter sur un rockabilly de bal champêtre. Comme si rien n’avait d’importance en musique que l’adrénaline des carnassiers.

Brittany, face au public qui est venu pour Alanis Morissette en deuxième partie, chauffe une guitare à la Chuck Berry, ferme ses petits yeux roués, en appelle aux diablotins des carrefours, à une musique qui ne va pas sans bière. Ses compagnons de scène (un gros barbu à casquette qui fourre une basse, un clavier en chemise carrelée) se contentent d’ajuster des accords d’un classicisme effrayant, ils dessinent pour la chanteuse un décor de restaurant routier, de lupanar en rase campagne. «Nous avons grandi non loin des studios Muscle Shoals, disait dans l’après-midi Heath Fogg. Là où Aretha Franklin et The Rolling Stones ont enregistré. Cela nous a donné confiance de savoir qu’il s’était passé quelque chose de musical à quelques kilomètres de chez nous.»

Musique noire, musique blanche. Alabama Shakes ne calcule pas cette frontière. Ils raffolent tous de la country. Heath Fogg, durant son adolescence, s’est rendu souvent à Nashville pour y voir des types en bottes se frapper les cuisses sur deux siècles de mélodies américaines. «C’est une ville où n’importe quel passant est un meilleur musicien que toi. Cela forge une personnalité.» Ils ont rencontré un citoyen de Nashville, Jack White, le super-héros rock d’une génération, qui leur a ouvert certaines portes. Il a aimé cette audace relâchée, cette urgence en rocking-chair, il a aimé que le rock, chez eux, ne soit pas une posture mais un accent. Leur premier album, Boys & Girls, sorti en avril, a des gospels dans le fond du gosier, un R&B noué par Hank Williams.

«C’est la première fois que je quitte les Etats-Unis», précise Heath qui se rend compte que le reste du monde n’a que quelques idées toutes faites en tête lorsqu’il s’agit des abords du Mississippi. «Quelqu’un m’a demandé hier si on lynchait encore les Noirs. Il faut faire avec cette histoire. Mais nous sommes fiers de porter le nom de l’Alabama à l’étranger pour construire une autre image de notre Etat.» On a rangé Alabama Shakes un peu rapidement dans le fourre-tout de la nostalgie soul, avec Sharon Jones ou Amy Winehouse. Pas de costume taillé, de cravate fine ou de robe sixties, chez eux. Ce qu’ils font, lorsqu’ils chantent les amours trahies, les voitures rapides, la mort dans l’âme, c’est de s’accorder au rythme de leur époque compulsive.

«On est un groupe de rock, simplement. De rock’n’roll, même. Parce qu’on aime que ça roule.» Lundi à Montreux, Alabama Shakes n’a pas volé sa légende précoce. Brittany Howard chasse d’un souffle rauque les corbeaux; elle est l’épouvantail sublime d’une musique qui doit à tout le monde mais n’épuise personne. Elle danse sans s’en formaliser dans le cimetière insomniaque de l’identité américaine.

Alabama Shakes, «Boys & Girls» (ATO Records).

Musique noire, musique blanche. Alabama Shakes ne calcule pas cette frontière