Déjà que les musiciens ne gagnent plus leur vie en vendant des disques, voilà qu’un virus a totalement anéanti l’industrie du live. Etre artiste en 2020, c’est un peu se retrouver dans la peau d’un courtier durant la Grande Dépression. Que faire lorsque tout un système économique s’effondre? Afin de garder le cap, et le moral aussi, Alberto Malo a tout simplement travaillé de manière plus intense sur les projets personnels qu’il développe depuis quelques années.

Il est batteur, s’est fait un nom en travaillant aussi bien avec Sophie Hunger et Erik Truffaz qu’avec Jacques Higelin et Hindi Zahra, mais vient de dévoiler un album… entièrement composé par ordinateur. Trois autres enregistrements devraient suivre ces prochains mois. Il est conscient qu’à l’heure du streaming tout-puissant, il est important de proposer régulièrement de nouvelles choses.

The Underdog, première de ces quatre sorties, est bien plus qu’un enregistrement électro. Il s’agit d’un trip hypnotique aux confins de l’ambient et de ce qu’on appelle le dark hip-hop. Divisé en quatre parties sur les plateformes d’écoute en ligne, il s’agit en réalité d’une seule et unique plage de 41 minutes. Sur une musique dense et harmoniquement complexe, le rappeur britannique Infinite Livez pose sa voix sombre et mélodique; il fait littéralement corps avec la matière sonore.

Enfance musicale

Alberto Malo avait déjà collaboré avec lui sur un premier projet, baptisé Lolivez. «Mais finalement, on ne se connaît pas si bien que cela, rigole-t-il. Car tout se fait à distance: je lui transmets des fichiers, il se les approprie et me les renvoie. Et en fonction de ce qu’il me propose, je fais des retouches.» Les deux hommes se sont rencontrés lorsque le rappeur participait au projet Stade, des Lausannois Pierre Audétat et Christophe Calpini. «C’est Christophe qui m’a d’ailleurs conseillé de travailler avec lui. Ce que j’apprécie, c’est que s’il ne sent pas le truc, il dit non.»

Aussi loin qu’il s’en souvienne, Alberto Malo a toujours baigné dans un environnement musical. Né en 1972, un peu moins de dix ans après que ses parents avaient quitté l’Espagne franquiste, il grandit au son des rythmes afro-cubains et de la disco. «Mon père était mécano, mais je suis incapable de changer une bougie. Il m’a en revanche transmis sa passion pour les percussions. Il adorait Santana et, même si je ne l’écoute plus, cela reste pour moi une madeleine de Proust.» C’est à 8 ans, à un âge où les enfants taquinent plutôt le piano, qu’il s’assoit derrière une batterie. «J’ai immédiatement croché et ne me suis jamais lassé», dit-il. A l’adolescence, il a cette certitude: il en fera son métier.

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L’année de ses 20 ans, il s’envole pour les Etats-Unis. Il étudie une année au Music Institute de Los Angeles, puis rencontre dans un bar des musiciens qui lui disent qu’ils viennent de signer un contrat avec une maison de disques. Le voici qui intègre Skin, dont il ne lui reste que des cassettes. «On faisait une improbable fusion de funk, de pop et de folk. C’était un groupe Benetton: il y avait deux Afros, un Américain d’origine coréenne, un surfeur blanc et moi, une espèce d’Européen latino…» Alberto Malo profitera de la notoriété locale de la formation pour écumer tout ce que Los Angeles compte de clubs, jouant notamment dans les mythiques Whisky a Go Go et Roxy Theater.

Après trois ans, le groupe s’essouffle. Apprenant que son père est malade, le Romand décide de rentrer en Suisse. Peu après, quelques-uns de ses comparses américains connaîtront le succès en enregistrant le premier album de Macy Gray. Que faire? Il hésite. Peu avant de décéder, son père lui enjoint de suivre ses envies. Il le prend au mot. Après avoir pensé s’installer à Londres, il choisit finalement Paris, où un ami exilé le met en contact avec le chanteur Tété.

Liberté et souplesse

A la fois musicien de studio et de scène, le batteur enchaîne alors les collaborations. Il devient proche de Rodolphe Burger, travaille pour Higelin, qu’il adore écouter dérouler le fil de sa vie dans les loges, et collabore en parallèle avec Sophie Hunger à partir de Monday’s Ghost, son deuxième album. «Sophie sait parfaitement ce qu’elle se veut, moi aussi. On s’est parfaitement entendu. Et elle est réglo: si elle utilise une idée d’un de ses musiciens, elle le crédite.»

Même s’il ne considère pas qu’il aurait l’âme d’un jazzman, Alberto Malo aime la liberté, l’idée que chaque concert puisse être légèrement différent de celui de la veille. Reproduire tous les soirs les mêmes notes avec une précision de montre suisse, ce n’est pas son truc. Raison pour laquelle il a monté pour son projet personnel un trio lui offrant une souplesse qu’il n’aurait pas s’il était seul derrière des machines. Pour la scène, ses compositions seront réarrangées.

Dans la mesure du possible, il espère qu’Infinite Livez puisse parfois se joindre à eux. Comme tous les musiciens, il a hâte de retrouver la scène. Afin de ne pas s’accrocher à de vaines illusions, il se dit néanmoins qu’il ne se passera pas grand-chose avant l’été 2021. «Je me sens un peu paumé, avec cette désagréable impression de devoir constamment quémander. Heureusement que je peux compter sur mon poste d’enseignant à l’EJMA, qui me fait confiance depuis des années. Mais finalement, ce qui est le plus dur, c’est cette impression d’être dans un monde de science-fiction, sans culture. Et un monde sans culture, c’est laid.»


Profil

1972 Naissance à Lausanne.

1992 Départ pour les Etats-Unis, où il restera quatre ans.

2008 Enregistrement de «Monday’s Ghost», de Sophie Hunger.

2018 Tournée de Mélanie De Biasio, avec un concert parisien au Théâtre de l’Odéon filmé par Arte.

2020 Sortie de «The Underdog», premier d’une série de quatre projets personnels.


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