Il est le fils d’un musicien connu. Et comme pour tout «fils de», c’est difficile de percer. Mais à 24 ans, Alexandre Kantorow est le nouvel espoir du piano français. Son coup d’éclat, il le signe en juin 2019 au Concours Tchaïkovski de Moscou, où il est le premier Français à remporter le premier prix et la médaille d’or. Soutenu par Valery Gergiev, qui l’a accompagné à plusieurs reprises depuis, le chef russe sera à ses côtés, avec l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, dans le 2e Concerto de Prokofiev, ce vendredi soir au Gstaad Menuhin Festival.

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Silhouette svelte, yeux d’un vert rêveur, mains longues et effilées, souffle ample pour la musique de Brahms, Liszt et Rachmaninov, puissance de frappe digne d’un Federer grande époque – sans jamais cogner: le pianiste français se distingue par un tempérament envoûtant. Jouant à la fois avec rigueur et une liberté un peu sauvage, il ne craint pas de s’approprier les œuvres qu’il aborde. Il parle avec simplicité, laissant divaguer sa pensée, à l’image de son piano volontiers vagabond.

«Tom et Jerry» comme déclic

Né en 1997 à Clermont-Ferrand, ayant grandi en banlieue parisienne, Alexandre Kantorow est le troisième d’une fratrie. Ses deux parents sont violonistes. Son père, Jean-Jacques Kantorow, a embrassé une seconde carrière de chef. Sa mère, l’Anglaise Kathryn Dean, jouait autrefois à l’Orchestre national d’Auvergne. Le petit Alexandre commence à tapoter du piano vers 3-4 ans, inspiré par un dessin animé de Tom et Jerry où Tom le chat joue la Deuxième Rhapsodie hongroise de Liszt. Il demande alors à son père de lui faire une réduction de la première page pour ses petites mains.

A 5 ans, il prend son premier cours de piano «officiel», fréquentera de grandes écoles, comme la Schola Cantorum et le Conservatoire national supérieur de Paris. Il n’a pendant longtemps pas eu l’ambition de devenir pianiste. «Mes parents ont déjà vu des exemples de fils de musiciens, et ils savent combien c’est dur!» Lui s’intéresse plutôt aux sciences, à l’astrophysique en particulier. «J’adorais lire des livres sur l’espace, mais aller dans l’espace, ça me faisait plus peur qu’autre chose…»

Formé par une ribambelle de pianistes, dont certains proches de son père, Alexandre Kantorow capte l’attention d’une pédagogue très recherchée à Paris: Rena Shereshevskaya. Cette prêtresse du piano, née à Bakou en 1954, porte en elle l’héritage de l’école soviétique. Elle a préparé le pianiste Lucas Debargue, révélation de l’édition 2015 du Concours Tchaïkovski, arrivé en quatrième position. Kantorow entend à son tour profiter de son enseignement, tant elle fascine par sa capacité à dévoiler chaque élève dans sa singularité, et surtout à entrer dans «le mysticisme» des pièces qu’ils jouent.

Black-out moscovite

Libre comme l’air, ce doux tourmenté aime les épopées tragiques, comme la Première Sonate de Rachmaninov, la Troisième Sonate de Brahms ou Après une lecture du Dante de Liszt. Il a mis à profit le confinement du printemps 2020 pour absorber le colossal 2e Concerto de Prokofiev. Une musique incroyablement dense et prenante, composée en 1912 et 1913 puis réécrite en 1923, où le piano revêt à lui seul le rôle d’un orchestre. «Ce concerto date d’une époque charnière où la musique se scinde de plus en plus entre les compositeurs qui avancent, et ceux qui gardent les dernières traces du romantisme. C’est une œuvre sombre, sans mouvement lent où se reposer, où il n’y a pas vraiment d’espoir. Il faut parvenir à créer des sons qui ne sont pas tout à fait humains.»

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Le nouveau météore du piano reste humain dans sa manière d’être, à la fois déterminé et apte à laisser la vie suivre son cours. L’instant T où il remportait le Premier Prix à Moscou fut pour lui un black-out: «J’ai très peu de souvenirs du soir même des résultats. C’est un peu comme si mon corps s’était interdit de tout prendre d’un coup, parce que c’était trop! J’étais content d’avoir pu jouer les concertos que je voulais ­ – le Deuxième de Brahms et le Deuxième de Tchaïkovski. J’ai eu le sentiment d’avoir une connexion avec le public et d’avoir donné ce que j’avais envie de donner.» Le fait d’avoir pu roder ces concertos au préalable et d’avoir enregistré plusieurs disques avec son père chef d’orchestre – ils s’entendent très bien – a joué un rôle déterminant dans cette victoire.

Fidèle à sa professeure

A ce jour, Alexandre Kantorow travaille toujours «avec Rena» et lui présente régulièrement de nouvelles œuvres. «Elle n’est pas du tout arrêtée sur des traditions d’interprétation, insiste-t-il. Elle passe son temps à réécouter, à changer, à chercher dans des livres. Elle sait très concrètement les points sur lesquels nous aider pour surmonter certains passages. Elle ouvre un champ de possibles: c’est un peu comme si on allumait une petite pièce sombre, et on voit beaucoup plus loin qu’auparavant.»

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Le vaillant Alexandre va-t-il se brûler les ailes? A l’orée d’une carrière planétaire, il devra se ménager, lui qui n’envisage pas de donner 200 concerts par an comme d’autres étoiles. Il se ressource au contact de collègues musiciens, notamment le jeune violoniste Daniel Lozakovich, qu’il accompagnera ce samedi aux Variations musicales de Tannay. Sa riche discographie, chez le label suédois BIS, va bientôt s’amplifier avec la colossale Troisième Sonate et les quatre Ballades opus 10 de Brahms. Si tout va bien, il gardera la hauteur de vue qui lui permet de dominer le clavier et de creuser le son en allant puiser au fond des touches. Tout en légèreté, sans lourdeur.


«Shakespeare in Music», Alexandre Kantorow, Valery Gergiev et l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, vendredi 20 août à 19h30, Gstaad Menuhin Festival.

Alexandre Kantorow & Daniel Lozakovitch, samedi 21 août à 20h, Variations musicales de Tannay.