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Alexandre Tharaud: «Je travaille tout, mon piano, mes amours»

Le pianiste français, 46 ans, donne un concert dimanche à Genève. En prélude, il parle de sa passion d’enregistrer, de son trac enfin dompté, de son image glamour malgré lui, de sa carrure de moineau. Entretien en forme de fugue

«C’est quoi, la beauté? Mystère. Une œuvre contemporaine peut être brutale, laide et émouvoir autant qu’un tableau classique.» — © David Wagnières
«C’est quoi, la beauté? Mystère. Une œuvre contemporaine peut être brutale, laide et émouvoir autant qu’un tableau classique.» — © David Wagnières

«Je travaille tout, mon piano, mes amours»

Le pianiste Alexandre Tharaud se dit frêle comme le moineau. Il brûle pourtant au cinéma comme au clavier

Son programme de tournée lui laisse très peu de répit. Alexandre Tharaud court le monde - il se produit ce dimanche au Victoria Hall à Genève. D’aéroports en chambres d’hôtel, de salles de concerts en salles d’attente, le pianiste assume les contraintes du métier de soliste avec philosophie. Il trouve son équilibre sur scène et en studio. Seul ou en public. Devant son clavier ou en préparation des concerts.

Samedi Culturel: Qu’est-ce qui vous permet de résister aux tensions et aux vides de cette vie déracinée?

Alexandre Tharaud: D’un côté, la pratique instrumentale, de l’autre, les moments de concentration, d’activité physique. Et les proches, aussi, qui sont très présents dans ma vie. Mais en fait, le travail. Je suis un obsessionnel du travail.

Vous dites ça avec une mine déconfite…

Oui, parce que ça me prend tout. C’est bien, c’est rassurant. Mais pour moi, si on ne remet pas tout en question chaque matin, on perd tout. Cela ne laisse pas beaucoup de place pour le reste. Je travaille tout, pas que le piano. Mes relations amoureuses, amicales, mes heures de méditation, de piscine, de yoga, de gymnastique, mes insomnies. Cette «mentalisation» extrême est épuisante. Mais je ne peux pas faire autrement.

Le silence aussi, ça se travaille?…

En quelque sorte, oui. Le rapport au silence est particulièrement essentiel pour les musiciens. La musique naît du silence et y retourne. Un concert en émerge. Nous sommes toujours à la recherche de moments de silence, qu’il faut dénicher, préserver, parfois défendre avec énergie. Pour trouver la paix, le repos. Nos oreilles sont tellement harcelées! Dans la société, déjà, où le bruit est partout, et où la musique est considérée comme un accompagnement de tous les instants, mais qu’on n’écoute même pas. En tant qu’interprète, ensuite, nous baignons dans le son. En concert, mais aussi à l’étude de l’instrument, et dans notre tête où les œuvres s’installent pendant de longues périodes. Le silence nous manque.

Vous reconnaissez-vous dans l’image musicale de pianiste typiquement français qui circule de vous?

Chacun imagine ce qu’il veut. Je remarque simplement que les impressions changent selon le temps et les circonstances. Quand j’ai enregistré Rameau, j’ai été baroque. Avec Bach, j’étais le Glenn Gould français, alors que tout nous sépare, même s’il n’en reste pas moins l’un de mes interprètes préférés. Debussy, Poulenc ou Ravel: on m’a dit Français. Après mon disque Chopin, j’en suis devenu le spécialiste. Les étiquettes s’annulent les unes les autres. Je me fiche éperdument des catalogages. Je pose des petits cailloux et creuse chaque fois un peu plus loin sans jamais revenir sur ce qui a été fait.

Pourtant, vous avez un rapporttrès intense à l’enregistrement.

Oui, je m’en explique en détail dans le livre Piano intime. Cette mise en loge m’est indispensable. Pas pour le disque, mais pour le travail, le face-à-face avec l’œuvre, la fascination du façonnement.

Et la scène est votre vie…

Absolument. J’ai besoin à part égale des deux activités. Ce sont deux métiers différents. Il y a des pianistes de scène et des pianistes de disque. Chacun meilleur dans l’une ou l’autre des pratiques.

Où vous situez-vous dans cette dualité?

J’aime les deux manières d’aborder ou de projeter le son, et de l’adresser à l’autre. L’enregistrement permet de chuchoter à l’oreille de l’auditeur. Si je le pouvais, j’enregistrerais un disque par mois… En salle, il faut porter l’émotion jusqu’au dernier rang, sans forcément jouer fort. C’est passionnant.

Vous ne semblez pas complexé par l’utilisation de votre image et semblez prendre plaisir aux séances de pose, alors que vous avouez ne pas aimer votre corps.

Les musiciens ont une relation contrariée à l’image. Ils évoluent dans l’univers du son et ressentent rapidement la caméra ou l’appareil photographique comme une intrusion. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne figurerais jamais sur les pochettes. Les portraits font partie des contraintes du métier. A partir de là, mieux vaut s’en amuser quand on n’aime pas son apparence. J’ai une carrure de moineau. Alors je préfère entrer dans une forme de jeu, avec des gens qui ont envie de créer quelque chose avec moi. Cet échange permet de s’oublier.

Une façon de maîtriser la beauté?

C’est quoi, la beauté? (Long silence.) Mystère. Ce n’est pas toujours beau. Une œuvre contemporaine peut être brutale, laide et émouvoir autant qu’un tableau classique.

Comment construisez-vous vos programmes?

En fait, je bâtis deux programmes que j’aménage selon les concerts, en déplaçant les pièces d’un soir à l’autre. Ça permet, pendant plusieurs mois, de rester dans la surprise, le désir.

Comme lorsque vous arrêtez de jouer une semaine avant un concert?

Il n’y a rien de plus stimulant que de mettre un peu de distance, de vide et d’insécurité dans les pratiques répétitives, pour éviter la routine et attiser l’appétit. Le risque est très excitant. Merci de ne pas m’avoir posé de questions sur le fait que je n’ai pas de piano chez moi et que je ne travaille qu’à l’extérieur ou chez mes amis…

Avez-vous le trac ou le travaillez-vous, lui aussi?

Depuis que j’ai décidé de jouer avec partition à cause de problèmes de mémoire ingérables, même seul chez moi, je bénéficie du «bon» trac, pas cette angoisse paralysante qui empêche de jouer. Le trac est une forme de compagnon de route. Si on ne l’a pas en entrant sur scène, c’est mauvais signe. C’est qu’il n’y a pas d’enjeu.

La partition ne vous contraint pas?

Au contraire, elle m’apporte une liberté absolue, même si je ne la regarde pas. Elle est là. Comme une amie. Et elle replace physiquement le texte au centre de la scène.

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