Voilà un jeune homme de 65 ans, un vrai. Pour preuve son apparition entièrement nu à la Nuit du rugby en septembre dernier, mince comme beaucoup aimeraient l’être à 20 ans. «Le secret? Beaucoup d’huile sur le corps, tout un bidon! Mes gènes sinon, je ne vois que ça… Le seul sport que je fais, c’est boxe anglaise tous les lundis matin. C’est sanctuarisé, personne n’y touche», dit Antoine de Caunes. Le reste de la semaine, il anime Popopop sur France Inter et prépare son émission La Gaule d’Antoine, fruit de ses balades en régions pour Canal +. La prochaine, diffusée mi-mars, marquera une exception. Elle parlera de l’Angleterre et du Brexit, avec un titre peut-être prémonitoire: Gaule Save The Queen. Rencontre avec un vétéran de la télé française, qui a su traverser les générations sans jamais se ringardiser.

«Le Temps»: Votre émission vous a-t-elle permis d’affiner votre jugement sur vos compatriotes?

Antoine de Caunes: On voit le Français comme un râleur, un insoumis, avec ce côté latin multiplié par dix à Paris. Le Parisien n’est pas plus râleur, on a juste l’impression qu’il est en guerre au quotidien avec la vie, avec l’existence, dans ses gestes les plus anodins. Au-delà de cette image d’Epinal, c’est pourtant un pays qui en regroupe plusieurs. Le seul point commun entre toutes les régions que j’ai pu visiter, c’est l’idée de la nation. C’est ainsi très illusoire de vouloir faire une typologie, il y a une myriade de sensibilités qui font le caractère français. Car il existe.

Le mouvement des «gilets jaunes», vous l’avez vu venir?

Je ne vais pas être très original en vous disant que j’ai depuis plusieurs années remarqué une désillusion vis-à-vis du politique et de la politique, que le fossé s’est creusé entre ceux qui possèdent et les autres. Ajouté au sentiment de ne pas être écoutés ni entendus, ça donne les «gilets jaunes». Avec ce vrai paradoxe: les gens sont fatigués de la politique, mais si on met à la tête du pays des personnes qui viennent d’un autre monde, avec très peu d’expérience, ça met le feu d’un seul coup et ça devient impossible. Le péché macronien, c’est de s’être fait élire sur un projet participatif qui allait changer la donne, qu’il a immédiatement contrebalancé par un exercice très Louis XIV du pouvoir. La contradiction entre les deux fait que ça ne marche pas du tout.

Vous êtes fils de journalistes, une profession malmenée en France ces temps-ci. Quelle a été l’influence de vos parents sur votre carrière?

C’est assez paradoxal, là aussi. J’ai grandi avec des parents pionniers de la télévision française qui m’ont toujours vivement déconseillé d’en faire à mon tour. Je les comprends très bien: ils ont vécu une période absolument géniale où il fallait tout inventer. Comme disait mon père Georges, au début, il y avait plus de directeurs que de téléspectateurs… Puis la télé est devenue si influente que le politique s’en est mêlé, et c’est vite devenu moins marrant avec la pression. Moi, j’y suis allé par accident, grâce à des rencontres et pas du tout sur une injonction paternelle. Mais la façon dont mes parents exerçaient leur métier reste exemplaire à mes yeux. Mon père a toujours gardé sa liberté de commentaire, même s’il s’est fait virer deux ou trois fois du 20 Heures. Ma mère avait, elle, pris une part active dans les manifestations de Mai 68, ce qui lui a valu d’être «blacklistée» pendant deux ans. Ils sont toujours restés droits et intègres, ça m’a toujours impressionné. Ça et leur sens de l’humour.

Votre père est parti plusieurs mois aux îles Marquises avec son chien, quand vous aviez 10 ans. Comment l’avez-vous vécu?

J’en garde un souvenir mitigé. D’un seul coup, j’ai un père qui me manque beaucoup, avec en plus aucun moyen de communication à l’époque, sinon un bulletin qu’il publiait tous les soirs à la radio. Il pouvait émettre mais pas recevoir. C’est l’histoire de sa vie, cela dit… J’écoutais mon père à l’autre bout du monde sur une île déserte, seul avec son chien, qui racontait comment il avait tué un mouton à mains nues pour se nourrir exclusivement du foie parce que la viande s’abîmait trop vite avec la chaleur. Un truc totalement fantasmatique, j’étais le roi du pétrole le lendemain matin dans la cour de récréation. Mais j’étais aussi un petit garçon sans son père… Reste que je préfère avoir été le fils d’un homme au caractère aventureux et aventurier plutôt que d’un fonctionnaire qui aurait passé sa vie à s’emmerder.

Un homme qui s’est aussi enfermé dans une cage du zoo de Palmyre pendant deux semaines…

A plus de 40 ans, oui… Je fais partie des très rares humains sur cette planète qui peuvent dire: «J’ai jeté des cacahouètes à mon père dans un zoo.» Ce que j’ai fait avec un certain plaisir, il ne faut pas se le cacher!

Vous avez vous aussi des enfants issus de trois unions différentes. Une vraie reproduction du schéma paternel…

Je fais tout comme lui, finalement, c’est très troublant, non? J’ai sauté la case île déserte, mais lorsque j’ai eu l’âge qu’il avait au moment de son exil aux îles Marquises, je me suis dit que j’allais faire la même chose juste pour l’emmerder. Mais ça devenait trop œdipien comme histoire… Je me suis par contre fait la promesse, avant de quitter cette vallée de larmes, d’aller voir à quoi ressemble cette île. J’en profiterai pour faire escale aux Tuamotu, où est enterré Robert Louis Stevenson, mon héros.

Philippe Gildas, votre deuxième père, nous a quittés le 28 octobre dernier. Vous arrivez à en parler plus facilement aujourd’hui?

J’ai eu trois papas, en fait. Mon père biologique et aussi Frédéric Dard, qui a été quelqu’un de capital, qui m’a appris à rire et à lire. Et puis Philippe… Notre relation a été très affectueuse, on a littéralement vécu ensemble pendant sept ans. Ça a été une expérience très étrange d’être présent au quotidien avec lui durant les deux derniers mois de sa vie. On connaissait l’issue tous les deux, mais ça a déverrouillé quelque chose entre nous, on s’est mis à se parler comme on doit le faire dans ces moments-là: sans barrières ni précautions. Ce lien, construit sur un lien précédent déjà très fort, a créé quelque chose d’incroyable. Je lui suis infiniment redevable de m’avoir laissé vivre ça avec lui. Parce que le plus douloureux dans ces cas-là, c’est quand on a l’impression de ne pas avoir tout dit. Et là, on s’est vraiment tout dit.

Vous pensez à lui tous les jours?

Oui, je pense beaucoup à lui. On s’occupe aussi beaucoup de Maryse [sa veuve, ndlr], le lien n’est pas rompu. Et puis on me le renvoie quand je n’y pense pas. La période de Nulle part ailleurs reste une parenthèse enchantée qui a laissé un souvenir aux gens. Il y a un rapport très affectueux entre les spectateurs et nous. On était chez eux tous les soirs, ils nous voient encore comme des meubles. Une table basse sans doute…

Vous avez piégé votre ami José Garcia le jour des funérailles, en lui demandant de s’habiller tout en blanc. Vous avez quand même hésité?

Oui, au tout dernier moment. J’étais au crématorium du Père-Lachaise, avec le cercueil de Philippe en train d’arriver, et là j’ai eu une espèce de remords de dernière minute. Je me suis dit que je ne pouvais pas lui faire ça, il y avait un mur de photographes qui l’attendaient, comme au Festival de Cannes. Et lui qui m’appelle un quart d’heure avant pour me dire: «C’est bizarre, je ne vois personne en blanc.» On s’est tellement marrés, cette histoire a fait beaucoup de bien à Maryse.

Comment peut-il encore se faire avoir après toutes ces années?

Parce qu’il est nul, il ne voit rien venir! On n’a pas fini, on se fera des canulars jusqu’à notre dernier souffle. La balle est dans son camp mais là, il va avoir du mal à se mettre au niveau…

C’est vous qui avez ramené le rock à la télé française à la toute fin des années 1970. Une époque bénie?

J’avais le sentiment de remplir une mission, d’être là pour les bonnes raisons. La télé était encore dirigée par la génération précédente, par des technocrates qui ne connaissaient rien au rock. Ils s’en foutaient complètement et personne ne nous emmerdait. On s’est retrouvés perdus dans un coin de grille le dimanche après la messe, à faire passer les Ramones et les Clash. Rendez-vous compte: dans le premier générique de Chorus, on voit un mec en train de sniffer et un vagin grand ouvert, et personne à la direction n’a jamais rien remarqué!

Multiplier les interviews de Bruce Springsteen, trente ans après la première, ça vous amuse encore?

On a un plaisir mutuel à se revoir, et je le dis sans la moindre vanité. Il aime bien parler aux mêmes gens, du coup il reprend la conversation là où il l’avait laissée. Il y a deux ans, son éditeur avait organisé une rencontre avec 180 journalistes à Londres, pour la sortie de son autobiographie. On était dans un théâtre, et lui m’a alors demandé d’être son intervieweur sur scène. Je lui ai posé des questions pendant une heure et demie, et vos confrères étaient très agacés parce qu’ils s’étaient déplacés pour assister à une interview, en fait.

C’est quoi la qualité principale d’un intervieweur?

La condition préalable, c’est la curiosité. C’est quelque chose que j’ai appris de Gildas, qui était passionnément intéressé par son invité et qui savait tout de lui le temps de l’émission. Et puis savoir écouter, aussi. Il y a tellement de gens qui font des interviews sans se préoccuper de ce qu’on leur dit. Ça m’est arrivé avec Drucker voilà quelques années. Il lisait ses fiches et mitraillait ses questions, quoi que je réponde. Je n’avais pas fini ma phrase qu’il enchaînait déjà avec autre chose.

Quelle interview vous a rendu le plus nerveux?

Bob Dylan, évidemment. Je défie qui que ce soit sur cette terre d’aller interviewer Dylan sans être un poil nerveux. Il n’aime pas l’exercice, il a souvent été odieux avec les journalistes. J’ai grandi avec lui, c’est quelqu’un qui a révolutionné la musique mais aussi la langue, avec sa façon de raconter les histoires. C’est quelqu’un de capital dans mon développement. Et en 1984, je faisais de l’huile avant de le rencontrer. J’avais surpréparé l’interview, j’avais genre trois cents questions d’avance, et j’avais bien fait parce que les dix premières minutes, il s’est contenté de répondre «oui», «non» ou «je ne sais pas». Puis il a fini par se déclencher quand j’ai évoqué les poètes français qui l’avaient influencé. Je ne sais pas ce qu’il prenait à l’époque, mais il était totalement raide.

Quel est votre point de vue sur la télé aujourd’hui?

Je ne veux pas me défiler, mais je ne la regarde pas. Ça m’a toujours intéressé d’en faire, mais jamais je me suis retrouvé le soir assis devant un poste de télé allumé, j’avais toujours autre chose de mieux à faire. Et le peu que j’en vois ne va pas me convaincre de changer mes habitudes, même s’il y a de bonnes choses. Comme C politique de Karim Rissouli sur France 5 ou les émissions d’Augustin Trapenard et de Monsieur Poulpe (21 cm et crac-crac). Oui, je sais, les deux sont sur Canal, ça fait corporate, mais c’est encore là qu’il se passe des choses intéressantes.

A lire: Sur Canal +, un «Grand Journal» à l’américaine?

Vous souscrivez à la théorie de sa disparition inéluctable?

Pas sûr, non. La télé est un meuble d’accompagnement, qui produit du son, de la lumière, du mouvement. C’est une présence et une compagnie pour beaucoup de gens. On annonce tous les ans que Netflix va tuer le cinéma, que le web va tuer la télé, alors qu’il y a encore énormément de gens qui regardent la télévision et qui vont au cinéma. Mon inquiétude est en revanche plus vive pour les livres. Il y a de moins en moins de lecteurs à cause des réseaux sociaux et des propositions de divertissement un peu passives.

C’est pour ça que vous n’avez écrit que deux romans dans les années 1990?

Ça fait deux ans que je dois livrer Perso, une somme de petites histoires que j’ai vécues et que je prends beaucoup de plaisir à écrire. Alors seulement deux romans, oui, mais l’écriture est centrale dans mon travail. Tout ce que je fais est scripté, de façon très précise; je laisse très peu de parts à l’improvisation.

De toutes vos activités, il y en a une pour laquelle vous avez plus de tendresse?

La mise en scène reste ce qu’il y a de plus gratifiant. Tout est réuni, on a la palette à disposition, on est maître à bord comme un chef d’orchestre. C’est ce que je préfère au monde. J’y reviendrai. Et pas de retraite en vue, non, j’en ai bien peur. J’ai un peu honte de le dire, mais je m’amuse tellement en travaillant… Mon enthousiasme est intact, j’ai toujours envie de raconter des histoires et de jouer le rôle d’intermédiaire.


Questionnaire de Proust

Un disque, un seul, à emporter sur une île déserte?

J’embarque Spotify. C’est un nouveau groupe qui vient de sortir, avec plein d’autres groupes dedans.

L’interview que vous n’avez jamais pu faire?

John Lennon. Je regrette beaucoup, j’avais plein de choses à lui demander.

Si vous pouviez changer une chose à l’histoire du rock?

Je dévierais la balle de Chapman pour éviter la mort de John Lennon. Et elle irait rebondir sur Trump, qui construisait ses tours à l’époque. Ce serait une uchronie sympathique.

Le dernier livre lu?

Ictus, le nouveau roman de Bayon, une plume très fine de la rock critique française, obscur dans l’écriture et très clairvoyant dans ses goûts.

Un Suisse pour la route?

Vous connaissez mes liens avec Stephan Eicher. C’est quelqu’un que je continue de suivre passionnément, car il remet toujours le principe en jeu: avec des machines, un quatuor rock, des automates sur scène ou un groupe de musique balkanique comme en ce moment.


Profil

1953 Naissance à Paris. Fils de Georges de Caunes et de Jacqueline Joubert.

1978 Présente l’émission «Chorus», qui marque l’arrivée du rock à la télé française.

1987 Anime «Nulle part ailleurs» avec Philippe Gildas, sur Canal+. Il quittera l’émission en 1995.

1999 Nommé pour le César du meilleur acteur pour «L’homme est une femme comme les autres», de Jean-Jacques Zilbermann.

2001 Première réalisation, «Les morsures de l’aube», avec Guillaume Canet.

2013 Succède à Michel Denisot à la présentation du «Grand Journal», sur Canal+, pour deux ans.

2017 «Popopop» sur France Inter.