Au bout du fil… un bourdonnement de perceuse. Phanee de Pool s’excuse, et soupire: des travaux dans son immeuble. Comme tout le monde, la chanteuse passe le plus clair de son temps chez elle. Et comme tous les artistes de Suisse (et d’au-delà), elle est frappée de plein fouet par l’arrêt de la machine du live. Son moral oscille entre les hauts et les «très bas». «Niveau créativité, je n’arrive à rien, à part dessiner des trucs remplis de traits et de points qui ne riment à rien. C’est encore pire que la première vague. Au printemps, il y avait un côté nouveau mais là, j’ai l’impression que tout le monde est un peu sonné, en a ras le bol.»

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Le ras-le-bol, il se décèle aisément dans cette voix qui, habituellement, slappe (mi-slam, mi-rap). Son deuxième album, Amstram, est sorti à la rentrée, mais Phanee de Pool n’a pas pu le défendre sur scène. Au total, depuis mars, la native du Jura bernois aura annulé une soixantaine de concerts. Outre la frustration, ce sont autant de contrats qui tombent, ceux-là mêmes qui composent le principal gagne-pain des artistes à l’ère du streaming.

Contrairement à de nombreux collègues contraints à la «débrouille», Phanee de Pool est encadrée et salariée par une association qui a obtenu les indemnités de chômage RHT. Mais avec une perte de 80% de ses revenus, celle-ci doit puiser dans ses réserves pour couvrir ses charges et autres frais. Ce qu’attend aujourd’hui Phanee de Pool, c’est un soutien clair envers les musiciens et artistes indépendants, trop délaissés. Et que personne, des talents émergents aux professions de l’ombre, ne soit oublié. «La politique sauve les festivals, les grandes scènes. C’est très bien, mais dans quelques années il n’y aura plus d’artistes suisses pour monter dessus!» Lors de son dernier concert de l’année, fin octobre à Vevey, Phanee de Pool a partagé son désarroi avec le public «en pleurant comme une petite fille». Au point de baisser les bras? «Je suis encore mordue du métier. Mais depuis quelques semaines, c’est vrai, je me pose des questions. Et je regarde passer les annonces d’emploi.»

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Paysage «décimé»

Pas encore de plan de reconversion pour le pianiste genevois Léo Tardin – qui, il s’en dit chanceux, est enseignant à temps partiel à l’ETM. Pourtant, le jazzman décrit la même désillusion – et une volte-face violente. «Comme personne ne voulait prendre la responsabilité de cette décision, l’annulation des concerts de l’automne est venue très tardivement. Au festival JazzOnze + de Lausanne, où je devais me produire, ils mettaient encore en place de nouvelles mesures d’hygiène dix jours avant l’annonce.»

Des frais (de répétition, de communication, de location de matériel) déjà engagés dont le musicien ne reverra, comme à chaque fois, pas la couleur. «Aucun des organisateurs ne paie ne serait-ce qu’un dédommagement, et naturellement aucun cachet non plus. A cela vient s’ajouter une incertitude: je ne sais pas si les soutiens que j’avais obtenus pour notre tournée d’automne vont me revenir, puisqu’il n’y a plus de tournée cette fois-ci. D’où la grande nécessité des allocations pour perte de gain.»

L’incertitude, et à long terme: pour Léo Tardin, la scène musicale romande sera profondément et durablement bouleversée par la pandémie. D’autant que, même en cas de réouverture à l’échelle locale, la concentration d’artistes sur un périmètre aussi restreint amènera forcément une saturation. «Mon agent a repoussé mes concerts à l’automne prochain, mais je pense qu’on en a encore pour deux, voire trois années. Et quel sera alors le paysage musical suisse? Même avec des soutiens, il sera décimé, ça sera effroyable.» Le jazzman relève toutefois une potentielle conséquence positive de la crise: «Le statut de musicien ou de professionnel indépendant dans le milieu artistique sera peut-être mieux encadré et établi.»

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De l’apéro à l’album

Voir le bon côté des choses malgré le flou ambiant, c’est la philosophie que s’efforce d’adopter Jonathan Nido, guitariste du groupe de rock Coilguns et cofondateur du label Hummus Records. Le Covid-19 a pourtant coupé le Chaux-de-fonnier net dans son élan. «On venait de rentrer dans une super phase, avec un nouveau membre pour le groupe, une grande soirée du label à Fri-Son… on avait l’impression d’avoir touché du doigt ce pour quoi on travaillait depuis des années.»

Qu’à cela ne tienne: le nouvel album de Coilguns, repoussé à… 2022, se muera en œuvre au long cours, affinée à l’envi. Financièrement, Jonathan Nido compte se débrouiller avec les soutiens de la Confédération (et, s’il le faut, la vente de ses instruments de collection) pour payer le loyer partagé avec sa compagne. Son temps, il le consacre désormais à composer (il a déjà écrit deux albums depuis son salon) et développer le label. Qui, bonne surprise, se porte plutôt bien. «Depuis le début de la première vague, les ventes en ligne se portent assez bien. Peut-être parce que les gens commandent des disques pour soutenir les artistes… ou parce qu’ils réinvestissent leur budget apéro!»


Des aides… à rembourser

Sara Oswald est en colère. La semaine dernière, la violoncelliste et compositrice fribourgeoise a reçu un courrier de l’association Suisseculture Sociale, fonds visant à soutenir les artistes dans le besoin, lui sommant de rembourser les 904 francs qui lui avaient été alloués lors de la première vague. Argumentaire: «L’aide d’urgence peut être versée à titre d’avance, mais cette aide financière est subsidiaire à l’allocation perte de gain (APG). C’est pourquoi l’association Suisseculture Sociale doit veiller à exiger le remboursement d’éventuelles aides indûment perçues.»

Un choc pour la musicienne qui, au moment de sa demande à Suisseculture Sociale, était en attente d’un recalcul de ses APG. «Je recevais alors 7 francs par jour et avais fait opposition, précise-t-elle. Si j’avais su que j’aurais à rembourser cette aide, jamais je n’aurais fait appel à eux! Je trouve fou qu’on nous le demande aujourd’hui, alors que la deuxième vague nous empêche à nouveau de travailler.»

Partagé sur les réseaux, le courrier fait l’effet d’une bombe. Après un retour «incendiaire», Sara Oswald reçoit une nouvelle lettre de l’association le 9 novembre… qui lui propose un paiement échelonné. Preuve que le système ne fonctionne pas, tonne la violoncelliste. «On n’a pas de statut réel, la complexité des démarches administratives nous donne des cheveux blancs et on ne nous propose au final que de petites solutions pour vivoter. On dit que la culture est importante, mais que se passera-t-il pour nous?»