Bellelay fait vibrer sa chapelle
Musique
La première saison de Bellelay Musiques, au confins du Jura bernois, a donné lieu à une série de concerts étourdissants

On se glisse dans la chapelle de l’abbatiale de Bellelay comme dans une salle au trésor, ébloui par la blancheur de ses volutes baroques qui contraste avec l’atmosphère un rien inquiétante de ce coin concave du Jura bernois. In situ depuis le XIIe siècle et maintes fois reconstruite, elle est fameuse pour son acoustique à l’écho interminable (près de 10 secondes), pour ses grandes orgues mécaniques aussi, et pour avoir accueilli quelques précieux concerts acoustiques et la crème des plasticiens contemporains dans la fraîcheur de ses étés.
La Fondation Bellelay y lance cette année une nouvelle initiative musicale, imaginée en deux temps – et trois mouvements, presque, tant la situation sanitaire complique tout. Un riche programme d’orgues d’une part, qui court jusqu’en octobre, mêlant jazz, hymnes mariales, récitals et même des visites dites «concertantes» des orgues, qui valent le détour tant l’instrument, une vraie prouesse de mécanique, est fascinant. Du côté du programme Les battements de l’abbatiale, un enfant du pays hyper-créatif en charge de la programmation d’une série de concerts aux allures de festival qui s’est terminée samedi dernier, Julien Annoni, s’est entouré d’une équipe de choc réunissant à elle seule tout le feeling musical du Moods de Zurich, du Bee-Flat de Berne, du Cully Jazz, de l’Usinesonore biennoise, de Label Suisse, ou encore de Lavaux Classique.
De l’Arménie au nord de l’Italie
«Une envie de longue date, former une équipe, afin de partager et réfléchir ensemble», révèle Julien Annoni. Bien lui en a pris, puisque le résultat est subtilement osé, reflète bien le plaisir partagé et le sens profond de ce drôle de métier qui consiste à prendre les gens par la main et les inciter à découvrir. Pari gagné, puisque deux de leurs trois soirées savamment métissées ont ouvert à guichets fermés. Cerise sur le gâteau, une très belle installation sonore Cod.Act des fameux frères Décosterd, nominés au Grand Prix suisse de musique en 2019, était à voir tous les jours de concert dans la crypte.
Chronique: Clic clac Cod.Act
Samedi 5 septembre, les fans d’André Manoukian, qui est venu en trio honorer ses ancêtres orientaux, auront également pu assister au récital baroque de l’ensemble italien La Venexiana, pourtant convié in extremis à la place des extraordinaires belges de Graindelavoix, bloqués par des mesures de quarantaine. «On a eu de la chance, on a pu remplacer une Rolls-Royce par une Ferrari», nous soufflera Julien Annoni l’œil pétillant. Car ce n’est pas rien que d’assister, dans ce cadre somptueux, à de telles hautes voltiges musicales pour un prix vraiment modique: «Nous avons une réelle motivation de décloisonnement, l’idée, c’est que tout un chacun puisse y venir, et que le prix du billet ne soit pas un frein.»
De fait, le lieu est exigeant, et son immense réverbération a quelque peu noyé le célèbre bagou du pianiste d’origine arménienne, et donné aux applaudissements de ce petit comité de 300 personnes un retentissement de stadium. «Ces conditions nous obligent à modifier notre jeu, et moi qui suis d’habitude si bavard pendant les concerts, je vais tâcher d’être concis», a tout de suite prévenu André Manoukian. Piano à queue grand ouvert, violoncelle et duduk (hautbois caucasien), le trio a enchaîné les «à la turque» et ritournelles ancestrales en funambule, comme en danger permanent d’être aspiré par tout ce vide environnant.
Or, on n’aurait pu rêver d’un meilleur écrin pour le répertoire de compositeurs italiens du XVIIe siècle choisi par la Venexiana. De l’ouverture à l’orgue, plongeant dans la complexité folle des harmonies baroques, aux prouesses vocales des deux cantatrices, ce fut un concert suspendu. En son point culminant, une longue berceuse lancinante initialement composée afin de rassurer les enfants lorsque la peste sévissait en Italie, instant sublimé par la tension palpable et les masques de-ci de-là en ces temps de pandémie. Seul l’hyper-maniérisme de l’interprétation invitait parfois à fermer les yeux afin de libérer sa réception d’une surcharge de mimiques.
Dialogue à trois orgues
Samedi 12 septembre, la dernière soirée de la série Les battements de l’Abbatiale a rayonné avec des airs de bouquet final, magnifiquement éclairée à la bougie par Renato Häusler, aussi connu pour être le guet de la cathédrale de Lausanne. Trois propositions organisées comme en sublime contrepoint, de la viole de gambe du maestro espagnol Jordi Savall et son virtuose acolyte Rolf Lislevand au luth et à la guitare baroque, à la folk d’obédience soufie du britanno-cévenole Piers Faccini, ici avec Malik Ziad au oud et gambri, qui entonnèrent résonnances et balades du monde en toute fragilité, au charme absolu de la chanteuse albanaise Elina Duni accompagnée du brillant Rob Luft à la guitare.
Le 20 septembre, le récital d’orgue de Jörg-Andreas Bötticher viendra encore clôturer en ce lieu sacré les Journées européennes du patrimoine, et le 16 octobre, un dialogue à trois orgues illuminé aux bougies mettra un point final à cette première édition on ne peut plus réussie, dont la fréquence promet d’être ensuite bisannuelle.
Bellelay Musiques 2020: Jörg-Andreas Bötticher (20 sept.); Gabriel Wolfer, Johan Treichel & Antonio Garcia (16 oct.).
L’installation Cod.Act des frères Décosterd sera à voir à la ferme des Tilleuls durant le festival Label Suisse.