Benjamin Biolay à contre-pied
Montreux Jazz
Le chanteur français, qui présente samedi au Lab son nouvel album, «Volver», trace sa route avec une indépendance mordante sans se soucier des jugements que sa franche liberté ne cesse de susciter

On l’observe assis à la table d’un restaurant hype du IXe arrondissement parisien, chemise blanche négligemment ouverte, mèches lourdes balayant ses yeux fixés au hasard, et arborant ce sourire neutre des types à qui on ne la fait pas. Autour, des filles le dévisagent («T’as vu qui c’est?!»), trônant immobile, absolument impérial, derrière un verre d’alcool mat. Un instant plus tard, il quitte la meute, indifférent à ce qui l’entoure, sexy comme pas croyable à croire les expressions des filles qu’il croise, disparaissant avec le flegme animal d’un intouchable. Car «intouchable», Benjamin Biolay est bien devenu celui-là, se fichant bien de ce qu’on en pense et faisant son truc en mercenaire.
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Biolay, contre-exemple pour les jeunes pousses pop
Dans une école de formation destinée aux jeunes pousses pop appelées à un jour traîner sous les projecteurs, on donnerait probablement Biolay en contre-exemple. Leçon une: se montrer aimable avec les médias, plaisant avec les professionnels, cordial avec ses concurrents, éviter l’utilisation impulsive d’un compte Twitter, ne pas envoyer sur les roses ses contradicteurs, châtier son langage, éviter tout commentaire politique et renoncer à publier des chansons à tour de bras, pour soi-même ou d’autres, car le public ne suit plus, il paraît, et puis toute cette frénésie, ça fait «mort-la-faim»! En clair: rester sagement dans l’enclos et l’on viendra vous chercher, sinon…
Disparaître des radars
Sinon? Eh bien, à trop l’ouvrir, à tailler un costard à qui paraît le mériter ou à sortir ses disques sans se soucier de ce qu’attend de vous le marché signifient parfois être brusquement lâché par ceux qui hier encore vous draguaient. Demandez à Jean-Louis Murat et Benjamin Biolay ce qu’ils en pensent, quels sont les risques encourus par qui affiche crûment ces temps son indépendance. Pour le premier: celui de «disparaître» des radars homologués du music business. Dans le cas du second: essuyer constamment et en pluie assauts belliqueux ou commentaires suffisants. Sauf que lui tient toujours bon, «B. B.».
Sauf que les petites misères que l’industrie réserve à ces francs-tireurs, il s’en moque carrément, opposant aux mesquineries, clope au bec et airs affichés de marlou consommé, son cuir dur, son goût de la baston et une œuvre autoritaire aujourd’hui à ce point incontournable qu’ils peuvent bien frapper ou tirer, ses opposants, jamais ils n’obtiendront du fort en gueule un genou mis à terre. Tout du moins, pas pour l’instant.
Territoires ambitieux
En venant écouter samedi Benjamin Biolay au Montreux Jazz, c’est d’abord cet artiste obstiné à tracer sa route à contre-pied qu’on voudra saluer. Un type rebelle à ce que l’on dit. Un peu intello aussi. Branché à ce qu’il paraît. Et derrière des manières provoc, un musicien qui eut surtout le cran de traîner par les cheveux la chanson française vers des territoires ambitieux qu’elle n’avait que peu fréquentés depuis que Gainsbourg puis Bashung les avaient désertés.
Hypersensible et frondeur
Faux désinvolte et maintenant apaisé, hypersensible et frondeur comme pour jouer, Biolay s’appréhende au premier degré. Pas de calcul chez ce quadra grandi à Villefranche-sur-Saône, ennuyeuse capitale du Beaujolais, et réputé incollable sur le championnat NBA. Pas de stratégie commerçante chez ce garçon réputé instinctif et bosseur compulsif, chez qui les chansons «s’écrivent d’abord dans la tête», puis se travaillent jusqu’au «point d’écœurement» durant de longues nuits en studio, seul ou accompagné.
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Ici, on pourrait dresser une liste ennuyeuse des artistes, de Vanessa Paradis à Julien Clerc, pour lesquels ce tromboniste de formation pilote depuis quinze ans des disques entiers. Mais plutôt n’en retenir qu’un seul: Henri Salvador, à qui Biolay offrait quatre chansons, dont «Mon jardin d’hiver», pour le platiné Chambre avec vue (2000). Avant cela, il était encore un inconnu. Après, un outsider dont on attendait qu’il rejoigne les bataillons d’inoffensifs dont la chanson française était farcie: les Delerm et compagnie. Mais rien. Le gars décochait le beau Rose Kennedy (2001), auquel succédaient des albums classes que le grand public préférait bouder, peut-être parce que ce qu’incarnait le ténébreux ne collait pas avec les manières débonnaires d’un Bénabar, qui à cet instant cartonnait.
Œuvres cathédrales
Quand ce dernier s’est paumé sans que nos existences en soient un instant changées, «Ben» a livré La Superbe (2009), puis Vengeance (2012), œuvres cathédrales avec lesquelles on vit encore aujourd’hui. Biolay intouchable, alors? Clair. Pour bâtir des mondes et les réduire en poussière, danser sur leurs ruines, puis recommencer. Pour traîner aux antipodes et en revenir la langue chargée de nuits irracontables, comme dans Volver (2017), disque bringuebalant bouclé avec bandonéon et parfum musqué d’amours expédiés, on chérit Biolay et ses ironies, son grain enflé d’alcool, ses contradictions et lubies. Comme le rap «autotuné» de «Hypertranquille», sorte d’hommage à PNL à cause duquel des fans d’hier hurlent à présent à l’hérésie. Mais qu’ils tirent. Au centre de la cible, le chanteur ne bougera pas un cil.
Benjamin Biolay, «Volver» (Barclay/Universal Music). En concert au Montreux Jazz Lab, samedi 15 juillet à 20h, avec Charlie Cunningham et Benjamin Clementine.