Il y a des symboles qui s’imposent parfois sans qu’on n’ait rien demandé. «C’est tout frais, mais je viens de me rendre compte malgré moi que j’ai passé plus d’années au Québec qu’en France», sourit Jérôme Minière, 47 ans, né à Orléans mais installé à Montréal depuis 1995. Un départ à l’époque surprenant, alors que sa carrière s’annonçait pleine de promesses avec deux albums publiés chez Lithium (Diabologum, Dominique A.). Mais un appel du cœur impossible à contrôler: il est parti là-bas pour vivre une première histoire d’amour, qui n’a pas duré, puis une deuxième, qui donnera un mariage toujours heureux et deux enfants. Son destin était scellé: c’est outre-Atlantique qu’il allait vivre son existence d’homme et d’artiste.

Il raconte tout ça avec un accent québécois qu’il juge léger mais qu’on trouvera quand même bien prononcé. Une conséquence inévitable après tant d’années passées sur place, tout comme le double effet lié à son départ. Le premier: il est logique qu’on ait un peu perdu sa trace au fil du temps, puisque ses disques suivants – une grosse douzaine au total – ont rarement été distribués en France. Et puis il y a ce trouble identitaire, aussi: «Au début, je rêvais beaucoup à l’Europe et aux moyens de m’y rendre. J’imaginais des trucs comme un TGV sur une structure gonflable avec des hôtels offshore. Puis les paysages se sont superposés il y a une dizaine d’années, mes rêves mélangeaient tout, comme si j’avais intégré les deux endroits. C’est particulier, mon identité n’est pas toujours claire à identifier, je ne suis jamais sûr d’être immédiatement compris», juge-t-il.

Un mix qu’on retrouve également dans son processus créatif. Les Québécois parlent la même langue mais ils restent des Nord-Américains, beaucoup plus directs: «L’emploi des mots, la construction des phrases: les gens vont vers la simplicité. J’ai quand même gardé mon amour de la virtuosité franco-française, mais j’adore cette simplicité qu’on aurait sans doute jugée péjorative en France.»

Puissance poétique

Une double influence qui fait ressortir le meilleur de Jérôme Minière, comme on peut le constater sur ses deux dernières productions. Dans la forêt numérique, un premier disque produit en indépendant en décembre dernier; puis Une Clairière, sorti ces jours sur Objet Disque, le label fondé par Rémy Poncet (Chevalrex). Ses textes, effectivement simples, délivrent une très grande puissance poétique.

Ils planent juste ce qu’il faut au-dessus de la naïveté et bien en dessous de l’indigestion – et on sait que la catastrophe n’est jamais loin dans ce style-là, quand le dictionnaire de rimes prend le pas sur l’inspiration. Sa voix claire et chaleureuse se marie aussi bien à son «spoken word» qu’à ses tentatives plus aériennes. Comme sur Cascades, un sommet mélodieux plein de cordes; ou La Beauté, pièce de choix à mi-parcours, plus de neuf minutes d’un rythme hypnotique. «La vérité est une espèce menacée», chante-t-il. Simplicité et virtuosité, donc, pour résumer sa vision de la modernité. Il se laisse dériver dans une fausse légèreté et nous entraîne avec lui.

Jérôme Minière est né en 1972. Il a grandi avec les trois chaînes de télévision du service public et le téléphone fixe comme seul moyen de communication immédiat. Il n’est pas vraiment allergique au nouveau monde: ses albums se vendent sur Bandcamp, on a pris contact avec lui via Facebook et réalisé cette interview grâce à WhatsApp. Mais tout va un peu trop vite et un peu trop loin pour lui. Il le dit dans un constat, plus qu’à travers des manifestes. «C’est une critique inclusive, je me mets dedans, ce n’est pas comme si j’avais tout compris ou que je vivais à l’extérieur du mouvement. J’essaie de faire sens, de témoigner. Mes sentiments sur cette évolution sont ambivalents, c’est quelque chose qui m’a toujours obsédé», dit-il encore.

«Je suis un artisan»

Il parle d’Herri Kopter, un avatar qu’il a utilisé sur trois albums précédents, dont l’exceptionnel Danse avec Herri Kopter paru en 2013. Mentionne cet autre disque sorti en 2004, qui se voulait satire de l’économie de marché. «Je m’étais inventé un personnage de salarié d’une multinationale. J’avais écrit un «livret du client», toute une littérature à partir de vrais documents commerciaux. Un pastiche pour mieux les détourner, mais la réalité a fini par dépasser la fiction. Dix ans plus tard, tout est allé au-delà de ma dystopie et de mon délire. Si des jeunes écoutent cet album aujourd’hui (Chez Herri Kopter), ils ne verront même pas l’aspect satirique. On peut prendre ça comme une sorte de défaite, comme si j’avais enfoncé des portes ouvertes.»

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Sans surprise, il parle aussi d’un Québec plus ouvert et détendu que son pays d’origine. Là-bas, il a pu développer son talent protéiforme sans se laisser enfermer dans une case. Du théâtre, des BO de films, des projets audacieux divers, de la réalisation pour d’autres chanteurs, et même un roman. Rien côté cinéma en revanche, malgré des études poussées dans le domaine: «J’en ai fait mon deuil. Je ne suis pas un capitaine de bateau, je n’ai pas la force mentale ni physique pour ça. Ce qui explique aussi que je ne fais pas d’énormes tournées. Je suis plus un artisan.»

Pas sûr qu’on puisse le voir bientôt en Europe, du coup, même si une surprise n’est pas à exclure pour l’automne prochain. D’ici là, il faudra se contenter d’une balade dans la forêt numérique pour parcourir l’intégralité de son œuvre. Pour ceux qui l’avaient un peu oublié, la redécouverte est roborative. Pour ceux qui prennent conscience de son talent seulement aujourd’hui: joie des nouveaux convertis, le coup de foudre risque d’être ravageur.


Une Clairière, Objet Disque (2019).