Orson Welles avait 26 ans lorsqu’il tourna Citizen Kane, film clé qui a révolutionné le langage cinématographique. Plus fort encore: Brian Wilson avait 23 ans lorsqu’il enregistra Pet Sounds, un album qui a profondément bouleversé la manière de concevoir la musique pop.

Dimanche soir, douze ans après sa première venue, le Californien était de retour au Montreux Jazz dans le cadre d’une grande tournée mondiale qui le voit célébrer depuis l’an dernier les 50 ans de cet album de légende. En 2005, on l’avait vu vissé derrière un clavier, les yeux rivés sur deux prompteurs. On le sait, l’histoire a été maintes fois racontée, il y a trois ans encore dans l’excellent biopic Love and Mercy: après la sortie de Pet Sounds et à son désir ardent de lui donner une suite qu’il concevait comme «une symphonie adolescente dédiée à Dieu», Brian Wilson est devenu paranoïaque, s’est enfermé dans sa maison pour ne quasiment pas quitter son lit et a consommé un peu trop de drogues et de médicaments pour ne pas y laisser une partie de son cerveau.

Symphonie psychédélique

Lorsqu’il avance péniblement sur la scène de l’Auditorium Stravinski, aidé par Al Jardine, fidèle compagnon de route au sein des Beach Boys, Brian Wilson, 75 ans, a l’air d’un pensionnaire d’EMS qu’on amène au repas du soir. Pas de clavier cette année, mais un piano, sur lequel il semble parfois s’amuser sans véritablement en jouer. Pas de prompteur non plus, ou alors la miniaturisation a fait des merveilles en douze ans. L’explication est toute simple: l’Américain ne chante quasiment plus, interprétant le plus souvent des bribes de chansons, ou les laissant en intégralité aux bons soins d’Al Jardine et du fils de celui-ci, Matt, qui a pour atout un timbre de voix similaire à celui du Brian des sixties.

Lorsque le chanteur et ses onze musiciens s’attaquent enfin, après une longue et volontariste introduction en forme d’échauffement («California Girl», «I Get Around», «Help Me Rhonda», «Surfer Girl»), à Pet Sounds, la magie opère. Brian Wilson a beau n’être que le spectre d’une époque révolue, le simple fait de le voir là, au centre de cette symphonie psychédélique qu’il a imaginée il y a un demi-siècle pendant que son groupe tournait en Asie, est profondément émouvant. Plus que les titres phares que sont «Wouldn’t It Be Nice», «Sloop John B» et «God Only Knows», les instrumentaux «Let’s Go Away For Awhile» et «Pet Sounds» sidèrent par leur richesse harmonique et prennent, en live, une autre dimension encore que sur disque. En quelques minutes, la preuve irréfutable du génie de Wilson, qui en voulant surpasser les Beatles de Rubber Soul et le «mur du son» du producteur Phil Spector a propulsé la musique pop dans une nouvelle ère.

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Las, au sortir du mélancolique «Caroline, No» et de l’élégiaque «Good Vibrations», élaboré durant les sessions de Pet Sounds mais commercialisé en single, le chanteur et son groupe sont repartis explorer des territoires surf-rock («Barbara Ann», «Surfin' USA», «Fun, Fun, Fun»). Cruelle comparaison: ces mélodies dansantes semblent soudainement bien faibles au regard de ce qui a précédé. On aurait aimé que le concert s’arrête sur «Good Vibrations», comme on aurait souhaité, en fin de première partie, ne pas devoir subir sur deux titres les interminables soli du guitariste Blondie Chaplin, sorte de sous-Keith Richards (il a jadis rejoint les Beach Boys avant d’accompagner plus récemment les Stones) qui a plus semblé jouer pour lui que pour Brian Wilson, impassible maître de cérémonie touchant malgré le sentiment trouble que provoque la vision d’un type un peu sénile ne semblant pas toujours savoir ce qu’il fait là.