Il y a quatre ans, Nick Cave entrait sur la scène du Stravinski comme marchant sur coussin d’air, ouvrait son récital par un prêche apocalyptique (Jesus Alone) et achevait deux heures plus tard son affaire en faisant asseoir le public à même le sol, se baladant parmi lui, micro en main, lors d’une communion d’une exceptionnelle intensité. Si notre mémoire est bonne, on était cette nuit-là quelques milliers à chanter à plein poumon Push the Sky Away. Hier soir, alors que tout ce qui braille semblait s’être donné rendez-vous sur les quais du festival vaudois, les Bad Seeds fêtaient leur retour à Montreux par un déchaînement rock-soul inattendu. Deux heures quinze plus tard, la bande pliait bagage après avoir désossé un répertoire d’une richesse formidable. Nick et ses gars au sommet de leur art.

Lire aussi: Avec de nouvelles scènes et a-ha en vedette, le Montreux Jazz retrouve la flamme

Dès l’entrée en matière, pied au plancher, avec Get Ready for Love, on note des changements significatifs dans l’entreprise Bad Seeds: plus trace du batteur suisse Thomas Wydler et la désormais présence de trois choristes noirs sapés de paillettes des pieds à la tête. Pas le temps de penser, sa Majesté Cave, coincé dans un élégant costume bleu nuit, fonce déjà vers des abîmes rock finement rehaussés de traits gospel. From Her to Eternity, classique venimeux composé il y a 40 ans, est jeté comme une déclaration de guerre. Grand frisson. Incisif tout le temps, délicieusement méchant souvent, Nicholas Edward Cave, 64 ans cette année, règle son compte au Stravinski en vingt minutes. Coincé dans une chaleur pesante, le public est clairement dépassé.

Copiloté par Warren Ellis, génie musical dont la longue barbe blanche prend maintenant des airs de chef-d’œuvre organique, le récital paraît tester la résistance physique et mentale de quiconque se trouve dans les parages. Jubilee Street, chanson rock immense, est engagée. Opérant des allers-retours entre son piano et les bras tendus des fans au premier rang, Cave s’amuse en démiurge certain de ses pouvoirs. Derrière lui, il le sait, il possède l’un des meilleurs ensembles rock au monde.

Puissance de feu remarquable

À sa botte, il détient un répertoire d’une puissance de feu remarquable. Mais qu’il poursuive son concert dans cette veine rock comme hissé droit des enfers, et son public pourrait finalement lâcher l’affaire, rincé. Il décélère alors, plaisante sèchement avec ses hommes et interprète Bright Horses, plainte merveilleuse tirée de Ghosteen (2019). Peu après, passée une prière simple, belle, directe, adressée à ses deux fils disparus (I Need You), le chanteur délaisse un piano auquel il consacra peu de temps cette nuit-là, pour s’appliquer à une réforme en règle de ses classiques Tupelo, Red Right Hand et The Mercy Seat. On croyait en connaître chaque recoin. On se trompait. Recourant si nécessaire à la terreur, Cave se comporte alors à la manière d’un James Brown de désastre, étirant ses titres jusqu’à l’absurde, répétant des motifs en boucle jusqu’à leur faire perdre sens ou signification («Just breathe, just breathe», ordonné comme dans un mantra) pourvu que l’imprévisible s’en mêle et que le nouveau naisse de ce que l’on avait, à tort, cru désormais usé.

Lire, regarder et écouter: Revivez l’histoire du Montreux Jazz Festival en 25 concerts de légende

La balade poison Higgs Boson Blues («Vous savez que c’est une chanson qui se passe en Suisse?») annonce la dernière séquence d’un concert que l’Australien achève, ses choristes à ses côtés, lors d’un tintamarre soul enjoué (Vortex), aussitôt suivi d’une échappée ambient (Ghosteen Speaks). Pour cet au revoir pudique, Nick Cave invite le Stravinski à mimer doucement avec lui, bras tendus, le mouvement des vagues. Déjà l’un des moments clé de ce 56e Montreux Jazz Festival.