éruption
Jailli des bas quartiers des villes, le funk carioca s’invite dans l’un des plus beaux théâtres de Rio. Au même moment, les bals périphériques qui ont donné naissance à ce mouvement sont interdits. Déambulation dans le sillage d’une jeunesse fauve

Corps cariocas, la danse des collines
Dans les favelas de Rio est née une danse hallucinante, le passinho. Tandis que ses jeunes interprètes rejoignent enfin un théâtre du centre-ville, les bals périphériques où elle s’est inventée sont interdits jusqu’à la fin du Mondial
La bataille, au centre-ville de Rio: les flics paradent en gilets pare-balles et les fumeurs de crack en nippes. Petite troupe séditieuse, torses nus, qui danse dans des Nike flambant neuves sur les escaliers du Théâtre João Caetano, quelques minutes avant l’ouverture du rideau. Une gigantesque affiche recouvre la façade de l’institution, fondée en 1813; c’est un jeune homme, le corps écartelé, et ce titre qui résonne dans la cité: Na batalha. Dans la bataille. La périphérie débarque au cœur. Là même où les favelas ne sont perçues que comme les repoussoirs ultimes, des zones d’épouvante dont la télévision ressasse le drame.
Dans les coulisses, des rires traqueurs. Ils ont l’air de ne pas avoir 18 ans. Une dizaine de garçons, une fille. Endrew Nobre, de minuscules tresses, des poses d’enfant: «C’est la première fois que je pénètre dans un théâtre et imaginez: je vais m’y produire. Personne ne croyait à ce projet, pas même ma famille. Et maintenant, nous y sommes.» Il a les yeux humides. Il ne joue pas au fier. Il ajuste ses pas sur ceux de ses collègues, de petits pas bénis, funambules, qui rappellent autant la capoeira et le frevo des carnavals de Recife que la breakdance. Personne ne sait en réalité d’où ces pas viennent.
L’histoire est jeune. Celle du funk carioca, de cette musique électronique jaillie des favelas brésiliennes; celle du passinho, une danse qui a grandi aux pieds des discothèques à ciel ouvert, dans les vibrations exorbitantes des murs d’enceintes. Vingt ans? Dix ans? Tout bouge si vite à Rio. Mateus Aragão, la trentaine nonchalante, casquette de base-ball, organise depuis plusieurs années des bailes funk, des bals funk, dans les quartiers vernis de la zone sud de Rio. Il est issu de la classe moyenne supérieure. Et le funk, il l’a découvert depuis sa fenêtre privilégiée, à l’écoute de la favela perchée sur la colline voisine.
«J’ai été fasciné par ce rythme. Et j’ai décidé, dès que l’occasion s’est offerte à moi, de faire descendre la musique des favelas en ville. J’ai inventé les soirées «Eu Amo Baile Funk» et les rockeurs, qui nous méprisaient, ont dû se rendre à l’évidence: le rythme de la jeunesse carioca, c’est le funk.» Pour comprendre ce qui se trame en ce moment à Rio, il suffit de déplacer le regard vers les années 1980, à New York, lorsqu’un mouvement culturel conspué, issu des marges de la cité, a conquis Manhattan puis le monde. Chacun se reconnaît ici dans l’ascension du hip-hop. Et ce premier spectacle dans un théâtre centenaire, en parallèle de la Coupe du monde, a des reflets de conquête.
C’est Nike et le Ministère de la culture qui parrainent l’aventure. Le ministère pour la crédibilité. Nike pour les fringues dont ils ont recouvert les danseurs. Ils n’en croient pas leurs yeux, dans leurs nouveaux godillots fluo. Tout le monde est là. Les favelas qui semblent avoir migré vers le bas de la ville. Les DJ vedettes, mais aussi les médias qui ont soif de ce sang neuf. Même Coca-Cola, pour la Coupe, a enregistré un petit clip où des banlieusards glorieux chaloupent leur passinho. On pourrait croire que le Brésil s’est réconcilié avec ses franges, que les favelas sont une tendance. Il suffit de rouler une heure au nord pour comprendre que rien n’est simple.
Plusieurs centaines de mètres avant l’entrée d’Arvore Seca, la favela de l’arbre sec, l’estomac tremble. Une basse profonde – on dirait un lent séisme. Reprise d’un baile funk historique après des mois d’interdiction. Devant la porte cochère où les gangs gardaient l’accès, c’est la police militaire qui veille désormais. Les mêmes armes. Le bal est une victime collatérale de la campagne de pacification de certaines favelas cariocas. Les forces de l’ordre brésiliennes semblent abhorrer autant le vrombissement mélomane que le trafic de poudre. Nombre de chansons funk, à la gloire du banditisme ou simplement licencieuses, sont interdites par une loi spécifique. Le funk, dans l’esprit des nettoyeurs de la Coupe, menace l’ordre public. Mais le bal reprend enfin, sous l’œil des patrouilles.
Depuis un toit de béton, en surplomb d’Árvore Seca, Eddy Excelent regarde la favela d’en face: une nuée de maisonnettes éclairées, d’un calme brisé seulement par le vacarme du bal. Il répète ses pas, avec un ami, Jean Valentim. Il a 21 ans, il est déjà passé par dix danses américaines, avant de rejoindre la geste du passinho. Il réalise des clés chiffrées avec ses pieds, ses bras, des combinaisons martiales, frénétiques, d’une précision sidérante; on dirait un danseur de samba qu’on a branché par USB sur l’âge digital. «J’habite un peu plus haut, dans la favela. Ce qui a changé depuis la pacification? On ne pouvait plus faire le bal. Mais on a obtenu une autorisation, alors il faut que ça se passe bien. Sinon, ce sera fini.»
Ces jeunes connaissent la violence de leur quartier, mais aussi la morgue de ceux qui ne vivent pas sur ces collines. Ils ont fait face aux interdictions des bals en publiant leurs vidéos sur YouTube. Ils savent que, de leurs pas agiles, ils régénèrent la culture de Rio. Mais qu’un retour à la normale, d’exclusion, est si vite arrivé. Face au rempart de haut-parleurs, qui ridiculiserait même les sound systems jamaïcains, Eddy semble concentrer dans son petit corps mutin l’histoire du Brésil, la fascination pour l’Amérique, les culbutes africaines, l’audace atlantique. La musique est pauvre. Qu’importe, la danse prospère.
Il est quatre heures du matin. Tout s’éteint pour ne pas violer le couvre-feu. Le stade Maracanã est une ombre ventrue autour de laquelle rôdent les soldats. Le spectacle Na batalha, au Théâtre João Caetano, se poursuit jusqu’à la finale du football. Ce que la danse des favelas a gagné en visibilité, elle l’a perdu en éruptivité. De longs tableaux didactiques qui racontent, de mille contorsions, la métamorphose d’un art essentiellement états-unien en une expression locale. Mais aussi d’infimes duels. Les batailles. Où ces danseurs sans âge, sans genre, qui miment les folles de cabaret puis les guerriers urbains, retrouvent leur accent singulier. Comme si rien, pas même Nike, ne pouvait mettre aux normes cette langue des mornes.
Quant au baile funk d’Arvore Seca, les autorités ont décidé de le fermer à nouveau, au moins jusqu’au terme de ce Mondial.
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Endrew Nobre
Danseur dans «Na batalha»
«C’est la première fois que je pénètre dans un théâtre et imaginez: je vais m’y produire»