Musique
Croisant jazz, chanson latino-américaine et baroque, la chanteuse mexicano-suisse grandie à Neuchâtel fascine. Son premier disque, enregistré avec le groupe parisien TEOL, vient de sortir sur le label du pianiste norvégien Bugge Wesseltoft

L’affaire débute comme d’autres, plus ordinaires, au cours du dernier Montreux Jazz, où un ami nous parle d’une «fille au talent fou». Carolina Katun? Connais pas. Là, on aurait pu passer notre chemin. Car ici ou ailleurs, au cours des dernières années, combien de fois a-t-on goûté ce discours où il est invariablement question d’un artiste prétendu essentiel à nos vies mais qui, une fois patiemment écouté, se révèle incapable de coller un frisson? Sauf que, ici, l’ami en question est un homme aux goûts sûrs. Alors on jette une oreille concernée à Al Silencio, premier album à venir de la dame. Choc! Le lendemain, on rencontre, impatient, cette voix capable de reprendre avec une grâce perturbante Purcell, Robert Wyatt ou le traditionnel chant vénézuélien El Currucha. On s’attendait à saluer une écorchée? En lieu et place débarque une jeune femme solaire, d’un cool renversant, un poil fatiguée cependant. «Je suis guide des musiciens durant le festival, s’excuse-t-elle. Les nuits sont longues et agitées.» Excusée.
La pluie trempait Montreux le jour de notre premier échange avec la Neuchâteloise. Elle tombe de nouveau quand on la joint par téléphone le jour de la sortie d’Al Silencio, formidable collection de treize titres épurés portés par un spleen qu’on n’imagine pas animer une artiste de 27 ans: les déchirements du traditionnel mexicain La Llorona ou la détresse d’Alfonsina y el Mar, classique de l’Argentin Ariel Ramirez, interprété ici comme ravalé au rang de ses fondations, puis mené d’un coup de reins vers une joie carbonisée. Il y a du Lhasa de Sela chez Carolina Katun. Comme chez l’Américaine, en effet, la gosse originaire du Val-de-Travers possède cette puissance dramatique un peu sorcière qui agit sans qu’aucun recours à un fatras de cordes affectées ne soit nécessaire. Une voix, beaucoup d’espace, un accompagnement souvent réduit à des ornements cristallisés, et c’est assez pour que se déploie ici l’enchantement.
L’esprit de l’arbre
«J’aime l’économie de geste et de moyen», reconnaît Carolina Katun, dont la fraîcheur et les éclats de rire déclenchés pour un rien en cette matinée glauque tranchent avec la gravité d’un grand disque pudique. Une œuvre aussi courageuse quand elle s’essaie, par exemple, au répertoire gigantesque du poète porteño Atahualpa Yupanqui, icône des milongas à qui Katun emprunte Al Silencio, chanson meurtrie interprétée en espagnol et a capella. «J’avais le désir de rendre hommage à certains morceaux clés qui m’ont accompagnée tout au long de mon chemin, précise-t-elle. J’ai grandi entre un père suisse de langue française et une mère mexicaine qui m’a enseigné la richesse du répertoire traditionnel latino-américain. Très tôt, j’ai complètement baigné dans la musique, débutant enfant un cursus en piano classique au conservatoire, puis bifurquant vers le chant et le jazz, puis enfin le baroque. A 20 ans, en quête de mes racines américaines, j’ai mis sur pause une formation en arts visuels commencée à la HEAD de Genève pour partir vivre un an au Mexique. Cette aventure fut fondamentale. Par écho, elle est à la source de ce disque.»
«Genève la grise», Carolina la fuit dès son diplôme d’art en poche, rejoignant Paris pour commencer un master en musicothérapie. «Je voulais comprendre pourquoi le chant fait tant de bien à l’esprit et au corps», détaille-t-elle. De retour à l’été au Montreux Jazz, où elle est bénévole depuis ses 19 ans, elle s’apprête à y multiplier les rencontres fondamentales. «C’est un lieu déterminant pour moi, assure-t-elle. J’y possède des souvenirs mémorables, comme cette nuit où, avec une amie, on a demandé à Claude Nobs son titre préféré. Il nous a répondu On the Sunny Side of the Street, chanson enregistrée par Louis Armstrong ou Lionel Hampton. Je l’avais apprise la nuit même pour l’interpréter le lendemain durant une jam-session. Montreux, c’est aussi là où j’ai rencontré le contrebassiste Nicolas Moreaux et le guitariste Pierre Perchaud, jazzmen parisiens avec qui j’ai fondé le groupe TEOL – «l’esprit de l’arbre» en langue maya. Enfin, c’est l’endroit où j’ai fait écouter une de nos maquettes à Bugge Wesseltoft, lui demandant s’il accepterait de jouer sur notre album en préparation.»
Force et sincérité
Le pianiste norvégien, collaborateur du saxophoniste Jan Garbarek et de la chanteuse Sidsel Endresen notamment, fit bien davantage: emballé, il signait Al Silencio sur son label OkWorld, division de Jazzland, l’une des plateformes emblématiques du jazz électronique nordique. «La force et la sincérité que l’on trouve chez Carolina m’ont simplement enthousiasmé, avoue Wesseltoft. Son talent et celui de son groupe sont tout ce que j’aime et recherche: une expression pure, directe, universelle.» Tous fous de Carolina Katun? C’est fort probable. Et ce n’est qu’un début. La Neuchâteloise vient de se produire à New York, à l’invitation de la Jazz Foundation of America.
Carolina Katun & TEOL, «Al Silencio» (OkWorld/Jazzland Recordings).