Vous frappiez à sa porte. Une maison brownstone de Brooklyn, repeinte de rouge – le voisin demandait pourquoi il y avait tant de visiteurs chez ce vieux monsieur. On entendait le piano. Derrière les barreaux de la fenêtre du rez, il avait fait déposer un panneau: «Ne dérangez pas le maestro.»

On entendait le piano, oui. Un torrent de lave pur, un scalpel, le silence atterrant entre les déferlements: le pianiste Anthony Coleman qui vit non loin de là a dit de lui qu’il était le «dernier pianiste». Cecil Percival Taylor ouvrait enfin, il saluait à peine, il portait des guêtres de danseuse étoile arc-en-ciel, un bas de gangster sur la tête pour ranger ses quelques dreads, il parlait des claquettes des Nicholas Brothers, de l’architecte Calatrava et des deux arbres qui dansaient sous sa fenêtre. Dans la même phrase. On reconnaît un génie au bruit qu’il fait quand il part.

Avocat, médecin ou dentiste

Il paraissait éternel. Dans cette nuit américaine, tous ses amis, les musiciens new-yorkais, américains, du monde, échangent la nouvelle sur les réseaux sociaux. Ils n’y croient pas. Cecil mort. Il n’avait pourtant que 89 ans, depuis le 25 mars dernier. Il raffolait de ses propres anniversaires. Le soir de ses 80 ans, dans un restaurant de Manhattan, il avait invité le pianiste John Hicks pour retapisser des standards, Cecil se lovait entre les seins d’Amina Baraka face à son mari, le poète Amiri Baraka, qui n’y voyait pas d’inconvénient. Cecil parlait de sa propre mère, morte en 1943, il n’avait que 13 ans: «Je me souviens de la salle à manger de ma mère. Sur la table, elle avait disposé des napperons crochetés, de couleur marron foncé. Je ne pouvais entrer dans la pièce sans être vêtu de manière appropriée à ses yeux. Elle aimait que je porte une jaquette de velours et une chemise de soie.»

Petite bourgeoisie noire de Brooklyn, «Mother» veut qu’il joue du Liszt par cœur, du Bach sur le bout des doigts saignants, elle tient une baguette. Elle n’imagine pas qu’il en fasse profession, «elle avait décidé que je serais avocat, médecin, dentiste». Elle ne l’appelle pas Cecil, elle l’appelle Percival, elle pressent en lui la quête éperdue: «Une fois, elle m’a hurlé qu’elle avait failli perdre sa vie en me donnant naissance. Récemment, je me suis demandé comment j’avais survécu à tout cela. La musique a sauvé ma vie.»

Dans l’immense pièce à parquet qui lui servait de salon – avec pour seul meuble un réfrigérateur rempli de champagne – Cecil avait déposé une photographie de Billie Holiday. Version idéalisée, toujours tragique, de sa mère. Il l’écoutait comme une religion, une religion de la beauté qui tombe. Et un jour, il a traversé le pont.

Expérience sensorielle

La fin des années 1950. L’écart qui sépare Brooklyn du Village n’est pas géographique, il est mental. Cecil Taylor pouvait parler pendant des heures des ponts suspendus, des ponts en arc, des ponts à poutres en béton précontraint, des viaducs et des levis. Pas seulement parce qu’il avait franchi l’East River pour conquérir Manhattan, mais parce que sa musique était de nature profondément architecturale, elle ressemblait à une forme iconoclaste de cubisme synthétique.

Pour comprendre cela, il faudrait d’abord écouter ses solos. Pour commencer: son solo terminal, en 2015. Cecil a été convié aux funérailles de son rival en liberté, cet autre monument de la lézarde et du tremblement, Ornette Coleman. Cecil dévisage le silence. L’accord n’est pas dissonant, il est une gifle. Cecil s’attaque à un son qu’il déstructure de l’intérieur, qu’il évide, qu’il analyse et dégomme dans le même temps. Le jazz n’est pas le décor, il est l’action.

Etrangement, les deux meilleurs solos publiés de Cecil Taylor sont suisses. Celui de 1974 qui porte le titre décisif de Silent Tongues, les langues silencieuses, au Montreux Jazz Festival. Les convulsions de Duke Ellington, Bartók, la beauté intranquille d’un improvisateur dont on lit en direct l’encéphalogramme emballé.

Cecil Taylor ne censure rien, ne ponce rien, il n’arrange ni les contours ni les formes, il est la vérité d’une pensée qui ne joue pas les refrains mais qui pense la musique comme une expérience sensorielle de grande découverte. En 2000, Cecil Taylor est encore en Suisse, à Willisau. Il a déjà commencé que le public n’est pas encore tout à fait rentré de la pause, il lit des cartes de New York qui lui servent de partition, il y a des spectateurs qui fuient instantanément. Chez les autres, Cecil entre par effraction, il brise un à un les verrous du moi. Ce concert paru chez Intakt, éprouvant, bataille de pulsations qui s’opposent, réconcilie avec les vivants.

Tambours accordés

Cecil Taylor n’a pas toujours été seul, très loin de là, il a subjugué des générations de musiciens qui l’écoutaient comme un prophète toujours muni d’un cocktail laiteux et d’une cigarette de menthe. En 1956, il publie son premier disque, Jazz Advance, il y a Buell Neidlinger à la basse, Denis Charles à la batterie, Steve Lacy au saxophone soprano, ils jouent des compositions, ouvrent sur un thème de Thelonious Monk (Bemsha Swing), de Duke Ellington (Azure), de Cole Porter (You’d Be So Nice to Come Home To).

Il faut écouter cela, cette ligne pure, le sens de la construction, le dérapage contrôlé, le free jazz n’existe pas encore formellement, tout semble acceptable encore dans ce quartet d’avant-garde mais Cecil Taylor mine son propre jeu – il raconte plusieurs histoires qui se superposent et se défient. «Il joue de 88 tambours accordés», a-t-on dit de lui, en référence aux touches de son piano. Cecil Taylor est d’abord un rythmicien parce qu’il est d’abord un danseur.

Il a souvent joué en duo avec des batteurs qui partaient à sa poursuite. Sunny Murray, son frère. Max Roach. Andrew Cyrille. Elvin Jones, un soir au Blue Note, qu’on a vu se débattre contre ce vis-à-vis qui lui échappait. Il fallait le suivre. Certains ont saisi très tôt à quel point cette musique exigeait d’abord une présence plutôt qu’une écoute. Le trompettiste Bill Dixon, les bassistes Alan Silva ou Henry Grimes, le tromboniste Roswell Rudd mort à Noël, mais aussi ce saxophone alto, Jimmy Lyons, qui semblait avoir tout compris de la profonde mélancolie, de la tendresse, derrière le chahut.

Un homme de la renaissance

Cecil Taylor était «Conquistador» (le titre de son album Blue Note de 1966), il était aussi un homme de la renaissance. Un trait d’union entre Baryshnikov et le blues du Sud, entre John Cage et l’art africain dont il recouvrait ses murs. Il participait d’un mouvement esthétique de rééquilibrage global, viscéralement politique sans jamais l’exprimer avec un lexique politique, qui plaçait la musique africaine-américaine comme la seule musique classique américaine.

Vers la fin, il voyageait peu. Il ne comprenait pas bien que les cachets de Keith Jarrett soient dix fois supérieurs aux siens. Il avait de lui-même une représentation assez fidèle: celle d’un maître absolu. Il avait un jour reçu une très grosse somme d’argent en guise de prix, pour consacrer sa carrière. Il l’avait essentiellement dépensée à organiser des fêtes sans fin dans des clubs de downtown, où des travestis dansaient sur un funk de fin de bal. Il était l’hors-cadre jubilatoire, la radicalité mouvante. Il était une leçon de musique.