Musique
La maison de disques genevoise a investi pendant une semaine la résidence artistique de La Becque, à La Tour-de-Peilz. Récit d’un tour de force créatif

Vers la fin de la semaine, on se trouve dans la bibliothèque avec Nicolas Scaringella du groupe Adieu Gary Cooper. On ne se regarde pas. Devant la baie vitrée, un incendie sans mesure se propage, rose, pourpre, sur la montagne française de l’autre côté du lac. Un coucher de soleil. Dans les pavillons en contrebas, les guitares électriques font une bande originale à ce tableau vivant. Le symposium de Cheptel Records est une chose brûlante.
Au départ, l’idée était simple. Luc Meier, le directeur de la nouvelle résidence d’artistes de La Becque, à La Tour-de-Peilz, se prépare à accueillir ses premiers hôtes en avril. Entre-temps, les pavillons de béton et de bois, lumineux, posés tout contre le Léman, restent désespérément vides: «Je connaissais bien Cheptel, je leur ai proposé d’investir nos locaux pour une expérience de création collective.» Robin Girod, l’autre créateur du label avec Scaringella, ne se fait pas prier.
Lire notre portrait de Luc Meier: Mélange des genres
En 15 langues
Une semaine durant, l’espace d’une beauté ahurissante est conquis par les membres d’une quinzaine de groupes romands qu’on répartit dans les pavillons, les dortoirs, les salles de yoga improvisées, les studios artisanaux. On dirait une colonie de vacances punk. Un centre autogéré par l’Oulipo. Sur les murs des réfectoires, à côté du plan des chambrées et du programme heure par heure, un concours de composition avec contrainte est annoncé.
Au dortoir 2, un groupe composé du Jurassien Félicien LiA et de membres du groupe vaudois La Bande à Joe doivent écrire en quelques heures un morceau inspiré par la musique basque, sur un tempo à 180 et citer trois autres formations du label. Juste à côté, une autre équipe formée notamment par la Marseillaise Musique Chienne et l’ingénieur du son Morgan Fula travaillent à une chanson en 15 langues, interprétée avec des instruments tenus à l’envers.
La sauce aurait pu tourner aigre. Cheptel Records n’a rien d’une secte, ni d’un manifeste esthétique: c’est une mosaïque baroque, faite de jazz cosmique, de mutines rock (Melissa Kassab, Kassette), de Pandour, du Roi Angus, de ChâteauGhetto, de groupes d’électronique, de surf guitar, de Facteur Cheval bruitiste, d’audace et d’ornières. En quelques années, plus d’une trentaine d’enregistrements sont sortis sous cette étiquette inclusive.
Invention pure
Cheptel documente avec grâce la scène locale; mais on se demandait ce qui pouvait bien réunir des musiciens qui, pour beaucoup, se connaissent à peine. C’est là qu’intervient Robin Girod. Sous ses faux airs de beatnik marocain, le producteur est un meneur de jeu phénoménal. Sans en avoir l’air, il structure les ébats, organise les libertés, fomente des contredanses. On le voit dix fois, cette semaine-là, réparer des orgueils blessés et encourager des élans timides.
Une après-midi, Ludovic, le clavier du groupe La Bande à Joe, lui présente les ébauches d’un projet personnel élaboré sur ordinateur. «C’est trop bien, tu veux qu’on ajoute une basse?» En deux secondes, l’affaire est faite: la chanson d’une beauté froide se réchauffe. Chaque minute passée, dans ce camp d’invention pure, est une opportunité pour se frôler, boire, tenter des trucs. On se prête les violons, les boîtes à effets, les microphones, on enregistre une ballade avec un pianiste qu’on vient de croiser, on tourne un clip; Musique Chienne organise un atelier bruitage et, ailleurs, on apprend à improviser sur le mode lydien.
C’est un mélange de séminaire foutraque et de chaos contenu. Franchement, on n’a jamais rien vu de semblable: «Tout cela dépasse largement mes espérances», s’enthousiasme Robin Girod. «Presque tous les groupes de Cheptel ont fait le déplacement et chacun joue le jeu.» Face à ces montagnes immaculées, on pense soudain au Black Mountain College, cette université expérimentale où des créateurs comme Robert Rauschenberg et John Cage bousculaient collectivement leurs limites.
Esprit Cheptel
Sauf que ce collège-là est un laboratoire viscéralement pop, une école d’hiver qui fuit l’esprit de sérieux. Il y a des instants qui touchent. Ces répétitions où le vétéran sudiste Laurent C tourne ses petites bombes mélodiques, avec son fils de 20 ans, Lucas, à la batterie. Le jeune homme n’en revient pas: «Je n’ai jamais vécu quelque chose de semblable à ce qui se passe ici. Je ne sais pas s’il existait auparavant un esprit Cheptel, mais on l’a ressenti.» Lucas teste à La Becque ses propres morceaux qui, jusqu’ici, demeuraient presque clandestins.
C’est un pays d’individualistes, où l’esprit de corps est perçu comme une entrave à la liberté. C’est un pays où les musiciens les plus valeureux de la pop sont si peu soutenus par les institutions qu’ils sont condamnés à faire de leur art un hobby. C’est un pays où quelque chose se trame d’inédit du côté des musiques électriques. Les enseignements de ce symposium Cheptel ne manquent pas – tout cela donnera sans doute lieu à des disques, des concerts, du son. La nuit tombe, la musique fut.