Pour la chercheuse Lynda-Nawel Tebbani, «la musique est un souffle, une quête de perfection»
Confinement
Des plateformes de streaming aux balcons, elle est devenue omniprésente depuis le début du confinement: quel sens prend la musique en temps de crise? Eléments de réponse avec la chercheuse algérienne Lynda-Nawel Tebbani

En février dernier, Lynda-Nawel Tebbani, docteure et chercheuse en lettres et musique d’origine algérienne, avait donné une très belle conférence sur la musique andalouse et l’exil lors du colloque international «Musique et psychiatrie» de la Haute Ecole de musique de Lausanne (HEMU). Elle y parlait de résilience, et du cas de Malik, immigré algérien de France, rescapé de la folie grâce à la musique.
Lorsque nous l’appelons un mois plus tard pour parler de musique en ces temps si particuliers, Lynda-Nawel Tebbani avait à l’écran ce regard un peu hagard de nos premières heures de confinement et, devant le mur de livres de son petit appartement parisien, un foulard à franges noué sur la tête à la manière des femmes du bled.
Le Temps: Quelle est selon vous la fonction première de la musique?
Lynda-Nawel Tebbani: Je crois que la musique sauve l’âme. C’est la réponse à la question: qu’est-ce que l’humanité? C’est un souffle, une quête de perfection. Elle permet une cohésion, une communion. Elle n’a pas de frontière, elle est universelle. Elle peut mener à l’extase. Elle apaise le manque de mots. Le langage est absous par la musique, qui est un autre langage à part entière. On peut emprunter le concept de «Parrêsia» à Michel Foucault pour parler de musique: elle est un dire-vrai sur soi-même, une confession. On joue ou on chante toujours comme on est. C’est de cela qu’il s’agit quand on parle de l’authenticité d’un artiste. Quelqu’un qui ne peut plus parler va dire-vrai sur lui-même par la musique. Et elle peut mener à faire une expérience transcendantale par l’expression d’émotions spirituelles.
Existe-t-il des points communs entre exilés et confinés dans le rapport à la musique?
Aujourd’hui, tout le monde est réfugié chez soi. Nous sommes tous dans une urgence personnelle: peur de l’inconnu, de l’apocalypse, des conséquences financières, etc. L’angoisse nous prend, comme la musique. Ce confinement nous a fait passer dans une zone de vide, et comme quelqu’un dans l’exil, nous sommes face à une «double absence», entre deux espaces, ni partis, ni arrivés. Nous sommes également face à la mystique de la béance. La question qui s’impose est donc la même: comment revenir à nous-mêmes? La musique est un moyen, et les périodes de souffrance amènent un gouvernail créatif.
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On voit en effet que la musique est très présente sur les réseaux sociaux, où les musiciens du monde entier multiplient les offres de partage…
La musique est un flux inarrêtable, elle traverse les frontières et les cultures, ce qui explique notamment le succès du streaming. Etymologiquement, le mot rythme vient du grec ῥέω, «rhéô», qui veut dire «couler», to stream en anglais… Arrêtés, nous sommes en quête de ce flux. J’ai été très émue de découvrir une vidéo qui circule sur internet où l’on voit les habitants de Sienne entonner ensemble l’hymne de la ville à leurs fenêtres. C’est un flux émotionnel en partage. Passer par une catastrophe sanitaire mondiale nous permet de prendre conscience de certaines choses que nous avions quelque peu oubliées. Tout ce qui bouge est vivant. Nous avons besoin de ce mouvement, qu’apporte la vibration musicale. On recherche la cohésion d’âmes et, grâce à la musique, on reçoit l’idée de groupe. En arabe, le mot wissal est très utilisé lorsqu’on parle de musique. Cela signifie «réunion» ou «union charnelle», un lien inaltérable. En temps de crise, c’est on ne peut plus nécessaire.
La musique fait partie de toutes les manifestations humaines depuis la nuit des temps…
Oui, tous les événements personnels ou mouvements populaires sont accompagnés de musique et de chants. De par la vibration qu’elle crée dans le corps, la musique est érotique en un sens, charnelle… Eros, c’est la vie, qui combat Thanatos, la mort. Et l’on voit bien que certains pouvoirs, politiques ou religieux, sont conscients de ce potentiel et veulent prendre l’ascendant sur la puissance de ralliement qu’elle crée. Personnellement, je suis très attristée lorsqu’on la dénature, quand on entonne par exemple un chant révolutionnaire en oubliant son sens, comme récemment Netflix qui utilise la chanson Bella ciao pour le générique d’une série… Il y a des gens qui sont morts en chantant ça! C’est tout le problème et le paradoxe de la démocratisation de la musique.
Justement, quelle est la place du musicien dans notre société globalisée?
Aujourd’hui, le créateur est très précarisé par la société de consommation. L’économie a presque annihilé la création, ses enjeux sont comme masqués. La recherche, qu’elle soit musicale ou scientifique, a été délestée par les Etats, car la productivité prime. Il y a un discours politique derrière chaque financement, il faut correspondre à un système et le justifier. L’art devient de plus en plus bénévole, car il ne vaut plus rien. La mondialisation a créé des effets de mode qui suivent une logique mercantile. On consomme la musique, sans la déguster. Il y a aussi une perte de relation directe entre celui qui crée et celui qui reçoit. A tous les niveaux, nous constatons aujourd’hui que tout mêler, tout mondialiser, ça ne marche pas bien.
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Mais ce temps d’arrêt est pourtant prolifique en termes de créativité et de partage…
La «crisis», selon le philosophe Husserl, est nécessaire pour mieux appréhender le monde et opérer une redéfinition. Là, le monde est en train de vivre une catharsis: une crise qui remet en cause toutes les relations sociales, économiques, toutes les structures sociétales qu’on connaissait. Des inversions s’opèrent. Nous nous retrouvons les uns les autres tout en étant confinés, cela paraît complètement paradoxal. Il me semble néanmoins qu’il y a un réel mouvement vers l’altruisme et la bonté, que de nouveaux rapports sont en construction. Et la musique, forcément, va aussi être repensée, peut-être même purgée, quelque chose de plus intériorisé, de plus réfléchi.
Est-ce qu’une sorte de resacralisation de la musique est en cours?
Je crois qu’il faut rappeler l’enjeu sacré de la musique, sans toutefois la mettre sous cloche. Il est bien de la diffuser, mais il ne faut pas perdre de vue son côté sacré, qui est à sauvegarder. La musique, ce n’est pas sympa, c’est sérieux. On ne devient pas musicien facilement. Il faut respecter la musique, sans quoi on la casse. Idéalement, elle ne devrait plus être un enjeu économique, mais un partage. C’est ce qu’il se passe actuellement. Or on sait que pour être créatif, l’empêchement est une nécessité. La production créative de l’empêchement, c’est la question du pourquoi. Et toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui vont créer les fameuses strates dont parle le philosophe Gilles Deleuze: un moyen de transformer le barrage en quelque chose d’autre.
Un vers de Baudelaire dit: «La musique creuse le ciel.»
Oui. L’acoustique monte, et la musique fait monter le son. Il y a un mouvement vers le haut dans la musique. Confinés, nous n’avons plus accès au ciel. Mais on peut flâner dans la musique plutôt que dans les rues, s’y perdre parfois sur toutes ces plateformes de streaming ou offres de livestream, et y trouver une force. Nous n’allons vraisemblablement pas pouvoir assister à un concert avant longtemps. Il y a la question de la solitude des musiciens, aussi. Comment cette solitude peut-elle être changée? De nouveaux liens sont d’ores et déjà en train de se créer. Cela prouve en soi qu’il faut appréhender le silence pour mieux faire de la musique, car sans silence, il n’y a pas de musique.