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Chevalier de Saint-George, le «Mozart noir» de l’ombre à la lumière

Renaud Capuçon et l’OCL mettent à l’honneur un compositeur antillais du XVIIIe siècle, jadis ostracisé pour sa couleur de peau

Le chevalier de Saint-George (1745-1799) a été surnommé le «Mozart noir».   — ©  afc/Leemage
Le chevalier de Saint-George (1745-1799) a été surnommé le «Mozart noir».   — © afc/Leemage

Disparu de l’histoire de la musique et des salles de concert, Joseph Bologne de Saint-George (1745-1799), dit «chevalier de Saint-George», avait pourtant tous les attributs pour passer l’épreuve des siècles: violoniste prodigieux, infatigable bretteur, compositeur favori de Marie-Antoinette, il était même pressenti pour la direction de la prestigieuse Académie royale de musique de Versailles. Mais une cabale l’empêche finalement d’obtenir le poste, pour une seule et simple raison: la couleur de sa peau. Renaud Capuçon, directeur artistique de l’Orchestre de chambre de Lausanne (OCL), évoque ce musicien surprenant surnommé le «Mozart noir».

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«J’avais 12 ans lorsque j’ai joué mon premier quatuor à cordes du chevalier de Saint-George, donc je connais ce compositeur depuis les années 1980, raconte le violoniste et chef. Cela fait maintenant plus d’une quinzaine d’années que je voulais jouer ses concertos. Lors de ma première saison avec l’OCL, je cherchais un complément aux Quatre saisons de Vivaldi, car j’ai toujours aimé sortir des sentiers battus. Il m’a semblé intéressant de mettre en miroir les œuvres de deux violonistes et d’intercaler les concertos de Saint-George entre celles de Vivaldi.»

Du fleuret à l’archet

Un choix d’ordre d’abord musical pour Renaud Capuçon, mais l’histoire fait bien les choses: le passage à la postérité des œuvres d’Antonio Vivaldi (1678-1741) a connu un sort similaire à celles du chevalier. Tombée dans l’oubli jusqu’au début du XXe siècle, Les Quatre Saisons ressuscite dans les années 1920 sous l’archet du violoniste Louis Kaufman.

L’histoire du chevalier de Saint-George commence, elle, aux Antilles. Né en Guadeloupe, d’une mère esclave et d’un père colon, Georges Bologne, il est reconnu officiellement par ce dernier qui l’installe en France, souhaitant lui offrir une éducation digne de la haute aristocratie française. A cette époque, toute personne de couleur arrivant dans l’Hexagone est affranchi, selon l’article 59 du Code Noir, et libéré de la servitude. Très vite, le chevalier de Saint-George s’impose comme l’escrimeur le plus fameux de Paris et les exploits physiques surprenants qu’on lui prête – comme celui de pouvoir traverser la Seine à la nage une main dans le dos – font de lui une célébrité.

Premier franc-maçon noir

Pour parfaire son éducation aristocratique, Joseph Bologne étudie la musique auprès du violoniste et compositeur Jean-Marie Leclair et du compositeur François-Joseph Gossec. C’est par la musique que Saint-George parvient alors à approcher la reine Marie-Antoinette – dont il devient le précepteur de musique – mais aussi le duc d’Orléans, qui fera de lui le premier franc-maçon noir.

En 1781, les francs-maçons créent un nouvel ensemble, le Concert de la Loge olympique. Le chevalier de Saint-George adhère à la Loge du Grand Orient de France et dirige cet orchestre. «La destinée de ce compositeur est tout à fait incroyable, salue Renaud Capuçon. Sa musique brillante et lumineuse nous revigore immédiatement. Les concertos présentent des passages très virtuoses et exposés pour le violon. Il y a ce tempérament français proche de Leclair. Par moments, on retrouve aussi l’esprit du Quatrième concerto pour violon de Mozart, qui, du reste, a été composé à Paris. Musicalement, il est incompréhensible qu’il soit aujourd’hui si peu joué, car c’est un compositeur de qualité.»

Plafond de verre à Versailles

En 1776, Saint-George candidate, avec le soutien de la reine, à la direction de l’Académie royale de musique, mais les cantatrices de la troupe, Sophie Arnould et Rosalie Levasseur, ainsi que la danseuse Marie-Madeleine Guimard, s’y opposent. Reconnues pour leur talent dans les cercles aristocratiques proches du pouvoir, les trois femmes s’allient dans l’écriture d’un placet à l’attention de la reine qui en substance se conclue ainsi: «Leur honneur et la délicatesse de leur conscience ne leur permettraient jamais d’être soumises aux ordres d’un mulâtre.»

Ce pamphlet raciste empêchera le chevalier d’obtenir le poste convoité et le plafond de verre contre lequel se heurte le musicien ne concerne pas seulement sa couleur de peau, mais aussi sa généalogie: il est et restera le fils d’une esclave. En réponse à Marie-Madeleine Guimard, il s’arme du rire et de sa verve aiguisée comme son fleuret: «Si Vénus était l’insipide Guimard, l’amour renoncerait à ses grâces allègres; et, corps, jambes et bras, effrayant le regard; ne seraient plus qu’engin à bâtonner les nègres.»

L’éclipse et le retour

Après la mort du chevalier en 1799, sa musique est éclipsée par les compositeurs romantiques. Qui plus est, le rétablissement de l’esclavage en 1802 par Bonaparte et la montée en puissance des thèses raciales réduisent au silence les œuvres du musicien, au moment même où s’élaborent les canons du répertoire classique. Cependant, pour Claude Ribbe, spécialiste du chevalier de Saint-George, il a toujours été mentionné dans les ouvrages savants comme faisant indiscutablement partie de l’école française de violon. «J’aime l’idée que dans l’orchestre nous soyons toutes et tous à égalité, vis-à-vis de la découverte de ces partitions, explique le directeur artistique de l’OCL. C’est un peu comme faire une création mondiale alors que la musique date du XVIIIe siècle.»

Rencontre avec Renaud Capuçon: «La musique contemporaine n’est pas un univers de vieux barbons»

Flairant la poule aux œufs d’or, la filiale de Disney Searchlight s’est emparée de l’histoire du chevalier de Saint-George pour un biopic confié à Stephen Williams, réalisateur de la série Lost. Par ailleurs, le tournage de la série Marie-Antoinette, réalisée par Deborah Davis (La Favorite) et qui sera diffusée cette année sur Canal+, a mis le monde de la musique classique face au défi de la diversité: la production n’a pas réussi à trouver de violoniste noir pour incarner Saint-George…

Le programme Chevalier de Saint-George et Vivaldi sera donné par l’OCL, sous la direction de Renaud Capuçon, le jeudi 27 janvier à l’aula de l’Université de Fribourg, le vendredi 28 janvier à l’église de Saanen-Gstaad, les mercredis 23 et jeudi 24 mars à la Salle Métropole de Lausanne.