C’est une tour de verre et de béton, au Petit-Lancy. «Une alliance de modernité et de grand standing», décrit l’annonce. Thibault, baggy flamboyant et voiture allemande, Théo, petite chemise hawaïenne et voiture anglaise, s’arrêtent devant la porte transparente.

Ils sont les seuls locataires de ce Business Center vide de 11 000 m² et ils opèrent au troisième sous-sol. Leur studio est une caverne pleine de draps suspendus, de synthétiseurs et de thé froid de la Migros. C’est ici qu’avec leur label Colors, ils redéfinissent l’idée même de rap suisse. C’est ici qu’avec Makala, Slimka, Di-Meh, Pink Flamingo (les Beatles du beat enchanté), ils passent des nuits de crépitement et d’audace, à parler de Tarantino, d’Instagram ou de bossa-nova brésilienne. Et donc, à rêver de conquérir le monde.

«Il kiffait le Concombre masqué.» On se demande comment une affaire naît. Thibault Eigenmann, trentenaire d’Onex, et Théo Lacroix, la vingtaine, du Lignon, se sont rencontrés autour d’une passion pour le rap mais aussi pour la bédé surréaliste. «Ce n’est pas anecdotique, on aime les mêmes trucs barrés, les choses qui ne sonnent pas comme tout le monde», explique Thibault. Lui, on le voit depuis toujours dans le milieu hip-hop genevois, faire le DJ, hanter les coulisses des concerts, évoquer déjà depuis presque dix ans son label Colors.

Fanatique du son juste

Au début, Thibault voulait produire ses proches, dont le rappeur Basengo. Il se disait surtout qu’il n’y avait aucune raison valable pour que la Suisse romande soit dépourvue d’un grand label rap. Théo sort d’une école d’ingénieur du son où on lui a bien fait comprendre qu’il ne deviendrait jamais Dr. Dre.

Quand ils se rencontrent en 2008, Thibault lui dit le contraire: «On voyait grand.» Colors devient donc un monstre bicéphale. Thibault, plus âgé, plus stratège, apprend sur le tas la logique des chiffres, les contrats, le relationnel. Théo est un fanatique du son juste, machine de guerre en studio mais aussi incroyablement doué dans le rapport aux artistes.

Eloge de la différence

La chimie joue pour eux. Il leur manque des artistes qui aient non seulement le talent et le charisme, mais aussi la folie pour faire de cette aventure autre chose qu’un truc qu’ils raconteront à leurs petits-enfants. Très rapidement, dans leur premier studio de Lancy, une nouvelle génération gravite. Pink Flamingo, une espèce de Thelonious Monk hip-hop, le type qui pense tout différemment, surtout les sons. Dans son sillage, Makala qui revient d’un voyage presque mystique au Portugal avec l’idée de Superwak Clique, le nom d’un collectif: «Superwak, ça veut dire super-nul», explique Théo, «C’est un éloge de la différence, de la liberté. Etre soi à tout prix, ne pas prétendre être autre chose que ce qu’on est.»

C’est le miracle de Colors. Avec Slimka, poète à la puissance féline, puis avec Di-Meh, qui avait déjà construit sa réputation mais a tout de même décidé de rejoindre la Clique, ils ne reproduisent presque aucun des tics du hip-hop. Ils ont des pochettes de losers, des superhéros cabossés, se moquent de leurs ratés. Ce n’est pas une armée qui marche droit. Les membres de la Superwak sortent leurs propres albums, avec des esthétiques singulières. Mais ils se défient, il suffit de les voir sur scène, tenter des voix, des passes, s’observer du coin de l’œil, parce que ces rappeurs veulent d’abord s’impressionner.

«Marre de l’amateurisme»

Difficile de dire si quelque chose comme Colors a eu lieu en Suisse romande dans le passé. Probablement pas. Les Inrockuptibles affirmaient, s’appuyant sur le feu de la Clique, que 2017 serait l’année du rap suisse. Thibault vient de signer un gros contrat d’édition en France, avec BMG, pour le prochain album de Makala; ils jouent partout à Paris, à Bruxelles, à Londres.

Di-Meh a sorti sa propre ligne de cannabis légal. Mais ils ne s’emballent pas. Thibault: «Le label recense 20 000 écoutes par jour sur Internet. Il nous en faudrait 125 000 pour être bien. On n’est qu’au début.» Longtemps, ces deux producteurs ont été pris pour des rigolos, dans et hors de la scène rap. Quand ils allaient voir des organismes d’aide aux artistes romands, on les écoutait un brin goguenard.

«De toute façon, on en avait marre de l’amateurisme, des musiciens qui pensent totalement hors du marché parce qu’il y a des subventions. On veut prouver que c’est possible de maintenir un label à Genève.»

Une démarche cohérente

En ce moment, leur contrat de distribution arrive à échéance; quatre compagnies internationales ont fait des offres pour le reprendre. Même les affaires sont abordées sous un angle créatif; on leur a proposé récemment une publicité pour une grosse marque mais sans contrôle sur l’usage de la musique, ils ont refusé.

Tout doit rester cohérent avec la démarche: lorsqu’ils étoffent l’équipe de Colors, ils engagent un pionnier de la scène rap locale, Oumar Touré, pour développer les stratégies.

Rejouer des bossas-novas

Ces rappeurs ont un ton, une allure. Ils puisent dans les infrabasses de la trap contemporaine mais avec leurs propres obsessions, leur propre histoire. Régulièrement, Théo invite des instrumentistes en studio pour rejouer des bossas-novas que Pink Flamingo veut utiliser.

Chez Colors, on pense hors cadre. Même sur la question des origines. La nationalité suisse n’a jamais servi d’argument de vente particulièrement efficace pour un rappeur. «Là aussi, ils sont décomplexés», dit Thibault. Au point pour Makala, d’afficher des armaillis noirs dans un clip. Feu de tout bois.

La tournée XTRM Tour avec Malaka, Pink Flamingo, Di-Meh et Slimka passe ces prochains jours par Paris, La Chaux-de-Fonds, Zurich, Yverdon-les-Bains ou Marseille. Dates sur Instagram ou Facebook: Colors Label. 


Dates

1981. Naissance de Thibault Eigenmann à Genève. Théo Lacroix le suit, huit ans plus tard.

2009. Création du label Colors, le 11 février.

2011. Basengo, «Ground Zero» Prix du Meilleur album aux Reprezent Awards.

2014. Makala crée le concept de Superwak Clique.

2018. Objectif pour novembre, prendre l’Arena de Genève.