Balancer dans une cabine, puis un téléphérique, surplomber les alpinistes sur la paroi verticale et les parapentistes qui tournoient autour des câbles, marcher, ensuite, sur la caillasse et la neige – le maire de Chamonix affirme que le tourisme est né là, entre ces forêts à pic et ces pentes douces. Pour la quatrième fois, un festival baptisé Cosmo Jazz capture ce théâtre-là, celui du monumental, des sacs à dos et de l’imaginaire ascensionnel. L’idée est simple. Installer des musiciens en des lieux les plus démesurés qui soient.

Cosmo Jazz est né dans l’esprit poético-ludique d’un résident, André Manoukian. Capable de philosopher sur un ruisseau asséché, le musicien et homme de télévision (juré de «La Nouvelle Star», entre autres apparitions) a de la marge face aux panoramas qui lui servent de scène ouverte. Le pied d’un rocher immense au Brévent, face au Mont-Blanc. Les ravins en dessous du glacier d’Argentière. Bref, une sélection magistrale d’espaces et d’artistes plutôt liés aux musiques improvisées, dont Manoukian est un fanatique résolu.

Mercredi, vers 11 heures, un New-Yorkais de Guadeloupe, une Haïtienne de Toulouse et un Parisien de Pointe-à-Pitre parcouraient donc sur la pointe des pieds le sentier escarpé qui séparait leur quotidien mélomane de cette situation fondamentalement neuve: jouer à 2500 mètres d’altitude, sur de la neige éternelle, devant des centaines de spectateurs, avec la réverbération minérale pour seule amplification. Jacques Schwarz-Bart, le saxophoniste, a lancé son projet Haïti Racine.

Cela tombe bien, Manoukian raffole d’en appeler à tous les esprits du vaudou, les bienveillants, les altiers, les profonds, les telluriques; il semble que le public vienne aussi pour les introductions du maître des lieux qui frisent toujours la mystique païenne et le new age barbu. Il faut bien le dire: la voix de l’Haïtienne Moonlight Benjamin, le gros tambour mutin de Sonny Troupé, dessinent dans l’air ambiant des nuages interdits, au point où une spectatrice s’effondre en larmes après avoir été touchée par les anges susmentionnés.

C’est l’intérêt de Cosmo Jazz, au-delà de son affiche et de la conquête culturelle d’une Haute-Savoie vouée aux randonnées: déranger le train-train des festivals, penser la dynamique, la réciprocité entre le musicien et son milieu. En quoi un concert perché sur une montagne jouit d’un goût différent qu’un concert enfoui dans une cave. Jeudi matin, victime de son triomphe, Cosmo débute avec du retard, face aux névés instables d’Argentière. Plus d’un millier de spectateurs tiennent encore la file devant la station du téléphérique.

La Suissesse Carine Zuber, programmatrice du Cully Jazz et du club Moods de Zurich mais aussi véritable cheville ouvrière du Cosmo Jazz, fait patienter les impatients. La chanteuse coréenne Youn Sun Nah, en chapeau noir de mariage et talons aiguilles, scrute le bleu des neiges. «Je n’oublierai jamais ce concert», murmure-t-elle d’une voix timide qui tranche avec les cris qui suivront. Elle chante «Hurt» de Nine Inch Nails, pas comme Johnny Cash, mais avec des volutes de dentelles qui rehaussent le ciel.

D’autres qu’elle pourraient se faire écraser par la dramaturgie de l’environnement, les plaies à vif du glacier qui se liquéfie, le bucolique terrifiant d’espaces qui font le gros des gravures anglaises depuis un siècle et demi. Youn Sun Nah s’accroche, son chapeau vole, ses yeux s’humectent, mais elle chante «Avec le temps», les amours provisoires face à l’éternité géologique; comme si les chagrins, forcément, avaient le poids des montagnes. Ce sont des instants volés, des rimes précieuses, pas seulement la reconversion maline d’une station touristique en temple sonore. Chacun en profite: les édiles locaux, ravis de ce débarquement, mais aussi ceux qui aiment la musique lorsqu’elle s’avance sur le bord du précipice.

Chaque fin d’après-midi, l’orchestre français Mazalda conquiert la place de la petite ville. Ils exploitent les traditions d’autrui, les sound systems indiens, les délices orientaux. Ils ont placé au-dessus et devant eux près de cinquante haut-parleurs artisanaux qui diffusent indépendamment les pistes. Un technicien-alchimiste, sur une table de mixage antique, transforme les sons, manie les effets et diffuse ces rythmes comme s’il s’agissait d’une matière qu’on peut toucher.

C’est le jeu de correspondances de Cosmo Jazz. La musique est un bruit que l’on caresse, autant qu’une odeur que l’on voit.

Cosmo Jazz, jusqu’au 4 août. Avec notamment Julian Sartorius, Get The Blessing, Bojan Z, Trilok Gurtu. www.cosmojazzfestival.com

Elle chante «Avec le temps» face à l’éternité géologique, comme si les chagrins avaient le poids des montagnes