Crise d’image dans les festivals

A Paléo, Robbie Williams limite l’accès des photographes. A Montreux, Lady Gaga est retouchée par Photoshop au mépris de la déontologie

Juste avant minuit, un préposé du service de presse de Paléo conduit une vingtaine de photographes dans un espace à côté de la régie. La zone est délimitée seulement par des rubans de chantier, elle se situe à au moins 100 mètres de la Grande scène. Malgré les téléobjectifs, dont certains sont monstrueux, Johnny Hallyday restera sur les images de son concert à Nyon comme un petit point pixellisé dans un cirque immense. Certains clichés pris librement par les milliers de téléphones portables des spectateurs surpassent le travail empêché des professionnels. Epilogue d’une journée où la photographie de presse a vacillé.

Ce n’est pas neuf. Les festivals de juillet ont été marqués par plusieurs affaires liées aux contraintes nouvelles imposées aux photographes de musique. Le 6 juillet, Lady Gaga et Tony Bennett sont l’événement du 49e Montreux Jazz Festival. Le management des artistes n’accepte dans la salle qu’un seul photographe posté lui aussi à grande distance. Il s’appelle Marc Ducrest, il est membre de l’équipe du festival. Après le concert, il présente immédiatement ses images aux représentants des artistes, qui n’en valident qu’une seule. Elle illustrera le lendemain tous les articles de la presse romande et au-delà.

Le Temps a appris que non seulement l’image a été contrôlée par la production de Lady Gaga mais aussi que cette dernière a exigé plusieurs retouches. Grâce au logiciel Photoshop, le bras droit de la diva a été affiné, les plis de son cou lissés et les rides de Tony Bennett estompées. Joint par téléphone, le photographe Marc Ducrest semble embarrassé mais ne souhaite pas s’exprimer sur la question. Selon une autre source, il a dû signer un contrat qui le lie sur plusieurs points à la production de Lady Gaga et lui interdit même de mentionner l’existence dudit contrat.

Selon Antoine Bal, responsable du service de presse au Montreux Jazz: «On constate depuis plusieurs années une évolution dans le music business qui va dans le sens de davantage de restrictions pour les photographes et aussi concernant les droits d’enregistrements. Nous déplorons cela, ce n’est pas dans notre intérêt. Dans le cas du concert de Lady Gaga et Tony Bennett, nous avons tout tenté mais nous avons dû finalement accepter les conditions posées par les producteurs du spectacle. Nous souhaitions qu’une photo du concert soit disponible. Mais à l’avenir, nous devrons nous poser la question de la diffusion ou non de ce type d’images très contrôlées.»

Laurent Gilliéron, chef photographe adjoint de l’agence Keystone et membre du comité de la plus grande organisation professionnelle de Suisse, Impressum, ne semble pas surpris: «J’avais de sérieux doutes sur l’image du concert de Lady Gaga et Tony Bennett. Notamment sur le haut du corps de Gaga. Mais comme je n’ai pas réussi à le prouver, malgré l’utilisation de logiciels qui traquent les modifications opérées par Photoshop, je n’en ai pas parlé.»

Pour lui, «que des photographies soient distribuées à la presse sans mention de modification par Photoshop, c’est scandaleux. Il s’agit d’une atteinte aux règles les plus élémentaires de la déontologie journalistique. Si Montreux réalise des posters retouchés pour sa communication, ce n’est pas un problème. Mais tromper des médias, c’est grave.» Laurent Gilliéron est aussi au cœur de la crise de jeudi à Paléo. Après les restrictions pour le concert de Robbie Williams, où les photographes accrédités ont dû céder une partie de leurs droits au management de l’artiste, l’annonce a mal passé du refus total d’autoriser des photographes professionnels au concert de Johnny Hallyday.

Laurent Gilliéron a alors pris immédiatement contact avec Impressum qui s’est fendu d’un communiqué de presse titré: «La liberté d’informer à nouveau bafouée dans un festival de musique». Le communiqué a été repris par plusieurs médias. Et Paléo a alors trouvé une parade en proposant à quelques photographes de rejoindre cette zone à grande distance de la scène pour les trois premiers morceaux du concert de Johnny Hallyday. Selon Michèle Müller, responsable du service de presse de Paléo, «il est dans notre intérêt que les photographes puissent travailler dans notre festival. Nous faisons tout pour négocier les droits au maximum. Dans le cas de ­Johnny, c’était en réalité la pyrotechnie de l’artiste qui empêchait que les photographes puissent accéder à la fosse au bas de la scène. Jamais il n’a été question d’interdire les images.»

Dans les travées des festivals, la plupart des photographes de presse dénoncent pourtant une liberté de manœuvre de plus en plus réduite. Même dans des festivals qui ont fondé une partie de leur aura sur de gigantesques archives photographiques, l’accès aux artistes est de plus en plus réglementé et les contrats qui lient les photographes aux producteurs incluent souvent un usage limité dans le temps des images. La plupart des photographes s’expriment en général de façon anonyme pour éviter des mesures de rétorsion de la part des festivals. Leurs conditions de travail se péjorent dans un contexte économique où la photo de presse est généralement menacée. «Je finance avec difficulté mes séjours dans les festivals, affirme cette photographe. Alors si en plus je ne peux plus en tirer d’images valables à cause des managers qui s’en prennent à nous, autant abandonner.»

Etrange moment où l’industrie musicale s’effondre, où une photographie d’artiste sur scène a de moins en moins de valeur et où l’entourage juridique des stars souhaite contrôler de plus en plus leur image. Pour les concerts de Johnny Hallyday et de Ben Harper à Paléo, les managers ont dénié l’accès aux photographes d’agence. Laurent Gilliéron s’est même rendu dans la coulisse de la Grande scène avec un représentant du service de presse pour tenter de négocier. «L’agent nous a répondu par une lapidaire fin de non recevoir.» En sous-texte, l’angoisse chez les producteurs que les agences tirent un usage commercial et pas seulement éditorial des images d’artistes. Ce qui, en Suisse, ne fait pas partie de la pratique.

Drôle d’époque encore quand on aperçoit à tous les concerts la forêt de téléphones portables de plus en plus sophistiqués, l’inflation des images produites lors des concerts et qui se retrouvent un instant plus tard sur les réseaux sociaux et l’ornière de plus en plus réduite où les photographes professionnels sont abandonnés. Selon Daniel Rossellat, fondateur du Paléo, «la photographie est notre mémoire. Nous accréditions chaque année plus de 600 journalistes et photographes. Cela devient de plus en plus difficile. Je me souviens que Bryan Adams ne voulait aucune image pour qu’on ne montre pas son visage marqué. On ne s’est jamais retrouvé face à une demande de retouche. Cela serait problématique, on pèserait alors les intérêts.»

En octobre, à l’initiative d’Impressum, le Montreux Jazz et le Paléo devraient rencontrer une délégation de photographes pour discuter l’avenir de la photographie de presse dans les festivals. Ce que chacun attend? Une position commune face à un désir irrépressible de contrôle.

Les photographes accrédités ont dû céder une partie de leurs droits…