CONCERT
Le musicien américain a donné mercredi à Zurich le premier concert de sa tournée. Quinze ans d’attente et, au bout, le sentiment de ne pas avoir été trahi

On va lui faire sa fête. Mercredi 11 février, le jour de son 41e anniversaire. Verseau, troisième décan, ce n’est pas forcément un détail. A la fin des années 1990, D’Angelo, le batteur Questlove, le DJ J Dilla notaient leur amour partagé pour ce qui dérape en musique, les accords diminués, les rythmes à trois pattes, le bizarre. Ils ne pouvaient arriver à aucune autre conclusion: c’est qu’ils étaient tous nés sous le même signe. Ils créaient alors un collectif (avec Bilal, Common, Erykah Badu, Mos Def, Q-Tip, Talib Kweli, toute la jeune garde de la soul réformée): The Soulquarians, les Verseaux de la soul. Acte fondateur, placé sous les astres les plus favorables, d’une révolution en matière de musiques noires.
Quinze ans plus tard, D’Angelo se retrouve à souffler tout un tas de bougies sur un gros gâteau meringué, avant le premier concert d’une tournée de revenant. Entre-temps, il a publié Voodoo en 2000, un album de réponse à la Motown, à Marvin Gaye, mais imprégné de l’essence numérique à l’ère hip-hop. Entre-temps, il a disparu. On a vu sa photographie d’identité judiciaire, hagard, obèse, dans les faits divers. On le disait laminé, comme si des dieux vengeurs avaient retiré d’un coup tout ce qu’ils avaient accordé avec lassitude à cet être surdoué, d’une beauté féroce, le fils rêvé de Sly Stone et Prince.
Questlove, le colosse hirsute des Roots, raconte que, en pleine tournée de l’album Voodoo, D’Angelo n’en pouvait plus de cette adulation, ce rythme, cette visibilité: «Il se réjouissait de retourner chez lui, pour boire de la bière et prendre du poids. J’ai cru qu’il plaisantait. Mais c’est exactement ce qu’il a fait.» Et puis, retour de la vieille âme, de la bonne soul. En décembre, D’Angelo publie Black Messiah. Le premier disque depuis quinze ans. Une étrangeté absolue parce qu’il concilie la fraîcheur d’un geste enfantin et tous les sentiers parcourus du vétéran. Il se situe aux deux extrémités du savoir.
Alors, forcément, il y a plus d’un millier de personnes mercredi dans un froid brutal, disposées en file ordonnée devant le Kaufleuten. Des balcons, des boiseries, un fumoir caché à l’étage, on dirait la salle de bal du Titanic. C’est peut-être un présage. L’ombre d’une silhouette. Un chapeau, un blouson de cuir, une longue tunique sans manches de gothique valaisan, un bandana noué, des colifichets, une guitare clinquante, D’Angelo ressemble à une mère maquerelle hendrixienne. Ses bras ont l’air de cuisses. Le teint blafard. Un marcel noir démesuré qui pendouille comme une jupette.
Il ne faudrait pas juger l’apparence. Oui, c’est lâche. Mais il faut comprendre cela: chacun a en mémoire, dans cette salle à cet instant précis, le clip de la chanson «Untitled», en 2000, quand D’Angelo se prêtait comme l’écorché d’un gladiateur romain à une caméra chirurgicale. Pendant 4 minutes, il chantait nu. Le corps, chez D’Angelo, était une démonstration. La soul, outil sexuel par excellence, avait toujours tiré parti de l’incarnation: la dictature chorégraphiée de James Brown, les pas de boxeur d’Otis Redding, le déhanché androgyne de Prince. Mais D’Angelo, enfant du rap, offrait une autre virilité. Presque statique, sculptée. Comme si la culture afro-américaine, après avoir conquis par la cabriole, n’avait plus qu’à se manifester pour agir.
Il suffit qu’il chante, d’une voix rentrée d’enfant-fauve, pour que son corps trempé ne distraie plus. Il a fait venir la crème. Des musiciens qui l’ont accompagné il y a longtemps: le bassiste Pino Palladino, son gros son impérial, le guitariste Jesse Johnson vu chez Prince, le batteur Chris Dave, trois chanteurs qui dessinent autour du coryphée des contrepoints opératiques. Neuf musiciens. Parmi les meilleurs de leur époque. Ils n’ont pas hésité une seconde quand D’Angelo leur a fait savoir qu’il comptait ressurgir. Sur les réseaux sociaux, depuis le concert à l’Apollo de Harlem ou l’apparition au Saturday Night Live, ils s’ébaubissent. Comme le tromboniste Darren Barrett qui s’épanche: «Nous savions tous que D’Angelo est un musicien et un compositeur incroyable mais, après avoir travaillé avec lui, je peux dire qu’il est un génie.»
Pendant presque deux heures, rien n’apaise la tension. Un concert au scalpel, qui mêle des morceaux des trois albums, Brown Sugar, Voodoo, Black Messiah. Des guitares bandées, D’Angelo s’assied au clavier, saisit une guitare; il y a, parmi cette meute de prodiges de la pop qui ont pris la scène, l’impression de former une phalange d’élite mais avec un esprit de gamin. D’Angelo dirige son monde de quelques signes, les solos s’allongent, les ruptures de rythme, les ponts qui mènent vers des territoires qu’on ne soupçonnait pas, la signalétique autoritaire qui ouvre des mondes. D’Angelo est un maître de musique, comme Miles Davis l’était. La conscience du spectaculaire en plus.
On n’a rien le temps de digérer. Telle masse sonore, d’huile noire, de rock saturé, qui laisse le champ à la plus innocente des balades énamourées. Aux albums Voodoo, à Brown Sugar, il vole des versions écartelées, minées, de «One Mo’Gin», «Chicken Grease», «Lady». D’Angelo traite ses propres standards comme les vandales pillaient des trésors. Il se cannibalise, dans un charme. Et puis, le plus frappant peut-être, c’est que les morceaux du dernier disque sont peut-être les plus profonds, les leçons les plus définitives, là où la question de l’histoire des musiques américaines se pose de la manière la plus intelligente. En n’oubliant jamais la fonction cruciale de cet art: désaxer le bassin.
A la fin, il se retrouve seul. En arrière-scène, derrière son clavier. Il chante justement «Untitled». L’antienne érotique par excellence. Seul et assis. Le corps caché. D’un chant qui a compris le cri et le murmure. D’Angelo a longtemps attendu pour disparaître enfin derrière sa voix.