Art de la fin
David Bowie, Michael Jackson ou les Beatles jadis le savent: un bon tube ne se termine pas. Pour satisfaire aux exigences de la radio, mais aussi longtemps à celles du support, 78 ou 33 tours. Aujourd’hui pourtant, une nouvelle génération se fait fort de poser un point final

La pop, ou le bonheur de l’inachèvement
David Bowie, Michael Jackson, les Beatles jadis… Les princes de nos nuits le savent, un bon tube ne s’achève jamais vraiment. Pour des raisons techniques d’abord, puis esthétiques, la chanson a toujours eu du mal à se trouver une issue
C’était en 2002, le 18 juillet pour être parfaitement exact. Il ressemblait à son propre fils (en plus jeune), la chemise blanche aux manches bouffantes, le pied de microphone ajusté comme une hallebarde. Le concert avait déjà duré longtemps, il avait chanté «Life on Mars», «Ashes to Ashes», «Starman», «Fame», «Fashion», tout un tas d’autres. Dans l’Auditorium Stravinski, lors de ce Montreux Jazz Festival, David Bowie finissait par quitter la scène, dans un vacarme d’électricité et de cris. L’attente avait duré. Il aurait pu s’arrêter là. Pas de rappel. Abandonner le public à sa faim. Il était revenu, pourtant, avec un épilogue dramatique. La reprise, trait pour trait, d’un album de 1977, Low, en entier. Comme si le bis était le lieu même de la légende, l’espace prolongé capable de tourner un concert de plus en une histoire qu’on raconte encore des années après. Comme si, en pop music, tout se jouait dans les arrêts de jeu.
En anglais, ils appellent cela un «encore». Une vieille tradition du théâtre, de l’opéra. Suspendre le temps de la représentation, reproduire le miracle, ne pas accepter que tout rituel ait une fin; le bis est aussi un rappel à l’ordre, la prise de pouvoir par le public qui refuse la coulisse au musicien. Depuis les années 1960 et 1970, depuis l’âge d’or du concert rock, plusieurs stratégies se sont affrontées. Celle du Colonel Parker, agent d’Elvis Presley, célèbre pour sa phrase: «Elvis a quitté le building». Clore le concert sur une frustration, un manque, plutôt qu’un trop-plein, ne pas céder aux prolongations. Par opposition, Bob Dylan ou The Cure sont souvent revenus, quatre, cinq fois, avec chez le public la sensation d’avoir obtenu quelque chose qui n’avait pas été accordé ailleurs. A l’heure des spectacles minutés, des tournées industrielles, le bis est cet instant qui semble échapper au programme.
En réalité, le bis est devenu un automatisme, une posture. Il est, la plupart du temps, déjà prévu avant de monter sur scène. Les contraintes de couvre-feu dans les salles de concerts, la loi des syndicats aux Etats-Unis, mais aussi la sophistication des éclairages conçus par ordinateur, tout cela exige que l’exceptionnel lui-même soit anticipé. Le bis est devenu un cliché pop par excellence. Il était requis, il y a quelques années encore, par des applaudissements spécifiques, harmonisés. Aujourd’hui, trois sifflements, dans les concerts de Bruce Springsteen, suffisent à faire revenir le maître. Comme si c’était d’abord à l’artiste qu’il fallait faire croire qu’on ne peut plus se passer de lui. Dans cette interactivité surfaite, quelque chose se joue de l’incapacité d’une suite de chansons à former un tout crédible.
Car la fin, en pop, est toujours un problème qui relève de la technique. Elle est liée aux formats de l’enregistrement. Des morceaux de trois minutes à peine qu’on prolonge d’une face à l’autre du 78-tours. Des thèmes symphoniques du rock progressif qui se perpétuent sur les plages entières d’un 33-tours. Mais surtout de l’exigence radiophonique qui ne conçoit la chanson que dans sa relation avec celle qui précède et avec celle qui suit. Le fade-out, le fondu, cette manière de ne jamais terminer, d’ouvrir un espace aussi formaté qu’une chanson à l’infini, témoigne de cette difficulté à conclure, de cette peine à jouir en matière de pop. «Hey Jude» des Beatles, «Billie Jean» de Michael Jackson, l’essentiel de la funk des années 1970, la plupart des morceaux de Pink Floyd, tous ces hymnes qui s’allongent démesurément vers un silence cyclique: le fade-out est ce refus désespéré du temps qui passe.
Il est passé de mode. Même des chansons qui se prêteraient parfaitement à ces fausses fins n’y cèdent plus. «Happy» de Pharrell Williams, thème par excellence de l’ad libitum, dont le clip original dure 24 heures de répétition ad nauseam, s’est trouvé une petite fin brusque. Ainsi à l’époque de l’iPod, du skip (passage à la suivante), et de l’attention span (la durée d’attention) réduite, personne ne peut se permettre un relâchement terminal de l’intensité. Dès que l’énergie faiblit, le DJ, même improvisé, change de titre. A l’origine, il permettait notamment de cacher une erreur lors d’une session en studio, baisser le volume pour cacher ce sein. Il offrait aussi l’éternité de la mémoire diffuse à de petits bijoux chantés qui s’imprimaient définitivement dans ce fondu démesuré. Les logiciels permettent désormais de corriger a posteriori les erreurs. Et l’absence de conclusion n’est plus que le signe d’une incapacité à maintenir la concentration. Savoir finir est une exigence du temps.
En 1772, Joseph Haydn dédiait au prince hongrois Nicolas Ier sa symphonie des adieux. Pour convaincre le monarque de laisser enfin les musiciens s’en aller après un séjour interminable, le compositeur avait prévu, dans l’adagio final, que les musiciens, un à un, moucheraient leur chandelle et quitteraient la scène. Jusqu’à n’y laisser que deux violons isolés. Entre la chanson et le concert, entre la miniature et le tout, on s’aperçoit que le dénouement est toujours une question éthique. Elle est cet instant où la musique commence à résonner.
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A propos du rappel
Le bis est aussi un rappel à l’ordre, la prise de pouvoir par le public qui refuse la coulisse au musicien