Se voyait-il déjà, comme Charles Aznavour, en haut de l’affiche? Toujours est-il que David Hadzis a eu une petite carrière de chanteur, lorsque, à la fin des années 1980, il est descendu à Cannes défendre un single dans le cadre du Midem. «Je me suis produit lors d’un showcase organisé par la Suisa, la société qui défend les droits d’auteur en Suisse, se souvient-il. Un monsieur est venu me donner sa carte: c’était Claude Nobs!» La rencontre avec le fondateur et l’âme historique du Montreux Jazz Festival, alors également directeur européen du puissant Warner Music Group, l’a marqué, forcément. Et lui a mis le pied à l’étrier, aussi.

C’est en effet indirectement grâce au Vaudois que le Genevois est entré dans le monde de la musique pour ne plus jamais en sortir, lui qui dès l’âge de 14 ans composait ses propres chansons au piano. Mais alors qu’il aurait pu accéder à la lumière, c’est finalement dans l’ombre qu’il a décidé d’œuvrer. Là où son travail est moins visible, mais plus essentiel. Fondateur du studio Arthanor Productions, il est désormais également chef de projet de la United Music Foundation, un organisme genevois à but non lucratif qui s’est donné pour mission de sauvegarder et de valoriser le patrimoine musical menacé de disparition. Et ce n’est pas fini: David Hadzis est membre votant de la Recording Academy, prestigieuse association qui chaque année décerne les Grammy Awards, ces récompenses américaines qui, pour les artistes et les producteurs, sont comme un graal.

D’Aznavour aux Young Gods

On le retrouve chez lui, dans le quartier de Florissant, puisque c’est chez lui qu’il a installé son studio. Dans les hauteurs d’un imposant immeuble, il a notamment accueilli Petula Clark et Charles Aznavour, ces légendes qui sont depuis longtemps en haut de l’affiche. A domicile, il a aussi remastérisé l’album Tourist de St Germain, pièce maîtresse de l’électro-jazz français, et restauré et numérisé les bandes du premier effort des Young Gods, gloire romande du rock industriel adulée par les Anglo-Saxons. Enfin, derrière son imposante console, il répare littéralement des enregistrements dont les bandes ont souffert des outrages du temps.

Tandis que les cinémathèques préservent depuis les années 1930 la mémoire du cinéma, rien, ou si peu, n’a été entrepris pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine musical enregistré

Il vient ainsi, à travers la United Music Foundation, de redonner tout son lustre à un pétaradant enregistrement live de Petula Clark, qu’il avait contactée il y a une trentaine d’années à la demande de Claude Nobs, pour une histoire de bandes masters à récupérer. Ce sont ces bandes qui l’ont convaincu d’œuvrer à la sauvegarde et à la valorisation du patrimoine sonore. Depuis, Petula Clark est devenue une amie. Il faut dire qu’elle habite à deux pas. Aznavour est lui aussi venu en voisin. David Hadzis se souvient de son professionnalisme et de son immense talent. Dès la première prise, il était au sommet, tout comme Petula Clark, au feeling instinctif.

Sorti peu avant le confinement, A Valentine’s Day Concert at the Royal Albert Hall est un double album d’une indicible vivacité. Capté le 14 février 1974, il dévoile une Petula Clark d’une formidable théâtralité, chantant divinement, en mode big band, des standards de son fidèle complice Tony Hatch, mais aussi de Stevie Wonder, de Burt Bacharach, de Richard Carpenter – qui ont d’ailleurs copréfacé le livret – ou de Leon Russell. Ce soir-là, à Londres, elle prouvait qu’elle était de la trempe d’un Sinatra.

Incendie destructeur

Ce n’est pas David Hadzis qui dira le contraire, lui qui a travaillé entre six et douze heures sur chacun des 33 titres du disque – pour un total d’environ 2000 points de restauration ou de montage, souligne-t-il. Il fait alors écouter, en mode making of, un extrait avant et après restauration et mastering (plusieurs extraits avant/après à écouter sur son site). Le résultat est en effet sidérant, comme un diamant terne retrouvant soudainement son éclat. Partout dans le monde, des mélomanes avertis et des professionnels s’extasient d’ailleurs à juste titre sur ce bel objet, disponible dans une édition collector agrémentée d’un épais livret.

Le producteur genevois est déjà à l’origine d’un imposant coffret réunissant des enregistrements suisses de Sidney Bechet – qui a valu à la United Music Foundation le Prix de la meilleure réédition de l’Académie du jazz de Paris – et d’un double album de Nicole Croisille regroupant de rares morceaux en anglais, des inédits ainsi qu’un disque arrangé par Michel Colombier – «mon mentor», insiste le Genevois, pour qui sauver des bandes menacées de disparition est un acte politique. Car on fait trop peu de cas de la préservation du patrimoine musical. Il cite l’exemple d’un incendie qui, il y a douze ans, avait détruit une partie des studios Universal, à Los Angeles, dans cette Californie qui semble aujourd’hui continuellement en feu.

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Le scoop n’a été révélé que l’an dernier par le New York Times: dans un des bâtiments mangés par les flammes étaient stockés des enregistrements originaux de la major Universal Music Group. Plus de 500 000 bandes originales sont parties en fumée, des morceaux de Louis Armstrong et d’Ella Fitzgerald, de R.E.M. et de Nirvana. Et de beaucoup d’autres artistes majeurs. Sans ces masters originaux, tous les titres inédits sont définitivement perdus, et il est désormais impossible d’envisager des sorties remastérisées ou de presser des vinyles de qualité, de la même manière que pour restaurer un film en haute définition il faut partir du négatif original.

Centaines de cartons

Or, tandis que les cinémathèques préservent depuis les années 1930 la mémoire du cinéma, rien, ou si peu, n’a été entrepris pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine musical enregistré, alors que l’Unesco estime qu’il reste entre dix et quinze ans pour empêcher la disparition de nombreux documents audiovisuels. Or ce type de patrimoine est souvent méconnu et oublié des politiques publiques d’aide à la culture, y compris en Suisse.

David Hadzis en est désespéré, lui qui continue de réunir pour la fondation des centaines de cartons emplis de bandes qui mériteraient d’être dépoussiérées – comme des concerts inédits de légendes de la chanson française et internationale, du jazz, des musiques de films ou de séries TV, mais aussi des enregistrements réalisés dans des salles de concert historiques de Genève. Pour l’heure, il travaille notamment sur un aventureux enregistrement qui, en 1974, voyait la chanteuse brésilienne Tuca frayer avec les groupes français de rock progressif Gong et Magma. Mais il y aurait tant d’autres albums cultes ou disparus qui mériteraient pareil traitement. Si Sisyphe avait été producteur, il s’appellerait probablement David.


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